Mis à jour le 23 janvier 2025
Publié le 22 janvier 2025
CONJONCTURE. Les entreprises du génie énergétique ont fini 2024 dans le vert et abordent 2025 plutôt sereinement, selon le directeur général du Serce, Yannick Saint Roch. De l'électrification des usages à la flexibilité des réseaux en passant par les lourdeurs de l'administration française, les enjeux de la filière sont toutefois encore nombreux.
Dans un entretien à XPair, Yannick Saint Roch, le directeur général du Serce, le syndicat des entreprises de la transition énergétique et numérique, revient sur le bilan 2024 et les perspectives 2025 de ses adhérents. Il aborde aussi les nombreux enjeux de la filière, de l'électrification des usages à la flexibilité des réseaux en passant par les lourdeurs de l'administration française.
XPair : Comment s’est achevée l'année 2024 pour les adhérents du Serce et comment abordent-ils l’année 2025 ?
Yannick Saint Roch : L'année 2024 a été plutôt bonne puisque nos adhérents ont enregistré une croissance d’à peu près 5%, avec bien sûr des variantes selon les activités, et toujours beaucoup de croissance externe, notamment sur le périmètre européen. Si l’on reprend secteur par secteur, notre activité traditionnelle que sont les infrastructures a bien marché en 2024, mieux que sur les années précédentes. Il y a un certain nombre de plans d'investissement qui commencent à prendre corps, chez RTE et Enedis notamment.
La deuxième activité, qui est tout aussi importante, est le bâtiment – tertiaire uniquement –, qui s'est bien maintenu. C'est une bonne surprise parce que ce n’était pas forcément évident vu la conjoncture actuelle dans le bâtiment au sens large. Nos adhérents ont bénéficié de deux facteurs : les chantiers de rénovation ont été assez prégnants en 2024, et on arrive petit à petit à la fin des gros projets, moment où les travaux sur les lots électriques et climatiques sont lancés. Il y a donc forcément un effet de décalage sur le marché global.
Enfin, l'industrie est peut-être l'activité qui a connu la croissance la plus faible en 2024, mais après une année 2023 qui était exceptionnelle. En fin d’année dernière, on a vu une rotation des projets qui s’est de plus en plus accélérée. C'est-à-dire que des chantiers de réindustrialisation, comme des "datacenters" (centres de données) ou des "gigafactories" (giga-usines), qui sont sur le papier ne sortent pas forcément de terre et peuvent être remplacés par d'autres. Cette agilité s’observe davantage sur les gros projets industriels.
Comment l’expliquez-vous ?
Y. S. R. : Il y a des facteurs qui sont communs à tous les projets. Dans le cas des gigafactories, il y a un modèle économique autour du véhicule électrique qui n'arrive pas à se définir et donc qui a freiné les décisions. Il y a aussi une forme d'attentisme, une instabilité qui n'est quand même pas forcément propice à l'investissement, qui fait réfléchir à deux fois les investisseurs, notamment quand ils sont étrangers.
Le sujet qui nous occupe, c'est la décarbonation. Et on voit que la France commence à prendre du retard sur ses objectifs.
Et pour 2025 ?
Y. S. R. : C'est une année qui s'annonce plutôt bonne également. L’activité de nos adhérents devrait être stable par rapport à 2024. Les carnets de commandes sont déjà bien remplis sur 2025 donc il n’y aura pas de difficultés sur la première moitié de l'année. Pour le second semestre, il y a déjà plus d’incertitudes. On voit poindre un allongement des délais pour la prise de commande.
Il n'y a pas vraiment de réduction du nombre de projets, les sollicitations de nos adhérents restent relativement importantes, mais du devis jusqu'à l'achat, le processus est plus long. Il y a donc une petite interrogation sur la fin de l'année 2025 mais il ne devrait pas y avoir de catastrophe majeure car nos adhérents sont implantés dans des secteurs extrêmement porteurs. Donc même s'il y a un segment qui se porte un peu moins bien, le reste va compenser.
Toute cette morosité ambiante impacte-t-elle l'emploi ?
Y.S. R. : L'emploi de nos secteurs reste très dynamique. Notre profession représente 350.000 collaborateurs et nous avions estimé nos besoins de recrutement à 50.000 personnes par an l’année dernière. Depuis, on considère que le nombre d'emplois à pourvoir s'est légèrement tassé de 10%, soit entre 40.000 et 45.000. Il y a donc encore des besoins, il y aura encore des créations d'emplois et on ne sera pas du tout sur de la réduction d’effectifs.
La concertation publique sur les PPE 3 et SNBC 3 s'est achevée. Quelle est la position de vos entreprises à l'issue des débats ? Et qu’attendez-vous du nouveau gouvernement de François Bayrou ?
Y. S. R. : Le sujet qui nous occupe, c'est la décarbonation. Et on voit que la France commence à prendre du retard sur ses objectifs en la matière. Le plus important pour nous, c'est de ne pas perdre ces objectifs de vue. Or notre pays décroche un peu en termes de production. Dans le photovoltaïque, on n’est pas au niveau où l’on devrait être. Mais ce qui est paradoxal aujourd'hui en France, c'est que le problème ne vient pas de la production d'énergie électrique, qui est à un niveau suffisant.
L'autre point sur lequel le décrochage est notable, c'est la consommation, les usages de l'énergie électrique. Ce qui veut dire que l'électrification ne se fait pas totalement et que nous sommes en train de prendre du retard. Cela se voit dans le tertiaire : 600 millions de m² ont été déclarés sur la plateforme Operat, soit plus de la moitié du parc. On est encore loin du compte et les marchés porteurs en termes d’équipements ne progressent pas.
Le risque est d’assister à une démobilisation des acteurs, qui commencent à se poser la question d’y aller ou pas à cause du millefeuille réglementaire et de la difficulté à bien flécher leurs investissements.
Si la tendance se poursuit, il y a un moment donné où ce décalage entre les objectifs de décarbonation et les résultats obtenus posera un vrai problème. Ce décalage n'est pas impossible à combler, mais s'il doit se poursuivre, il va créer des difficultés. Le Serce attend donc du Gouvernement qu’il garde bien à l'esprit les engagements de la France au niveau européen, qui sont des objectifs de long terme.
Nicolas Cahenzli (responsable efficacité énergétique et bâtiment du Serce) : Le risque est d’assister à une démobilisation des acteurs, qui commencent à se poser la question d’y aller ou pas à cause du millefeuille réglementaire et de la difficulté à bien flécher leurs investissements pour atteindre les résultats imposés par le décret tertiaire. Les acteurs qui ont mis un pied dedans commencent à freiner et attendent de voir ce qui va se passer.
À l’instar d’autres organisations professionnelles, vous réclamez donc de la stabilité…
Y. S. R. : C’est un élément essentiel pour nous. On ne peut pas changer de règles tous les quatre matins ; il faut au contraire offrir un cadre qui soit stable pour les investisseurs et pour nos adhérents. Les aides doivent être dirigées là où elles ont des effets réels et positifs. Nous œuvrons pour que les certificats d’économie d’énergie soient beaucoup plus utilisés dans le tertiaire.
On sait qu'il y a notamment une facilité à implanter des systèmes de gestion technique du bâtiment dans des sites tertiaires et ainsi obtenir des résultats par le biais du contrat de performance énergétique. Si les CEE venaient globalement s'imbriquer dans les CPE, qui fixent une obligation de résultat, cela permettrait de disposer d’un système plus vertueux. C’est en tout cas là où nous avons le plus de certitudes d'avoir des effets positifs.
Les CPE, qui sont visiblement montés en puissance ces dernières années… Pouvez-vous développer votre proposition ?
Y. S. R. : Aujourd’hui, les CEE peuvent être mobilisés dans le cadre d'un CPE, l’idée étant de lier ces aides à un objectif contractualisé. La question qu’il faut se poser, c’est comment chaque euro dépensé peut l’être de la manière la plus efficace possible. Lier les CEE à l’objectif du CPE permettrait d’avoir une force de frappe beaucoup plus importante mais aussi d’avoir une garantie sur l'utilisation des fonds.
N. C. : Il y a une tentative de l’ATEE (Association technique énergie-environnement) via le programme CPE, avec lequel tous les travaux éligibles à des fiches standardisées d'opérations CEE réalisés dans le cadre d'un CPE se voient bonifiés. Les entreprises disposent ainsi d’un levier pour bonifier les volumes de C2E générés par les travaux, ce qui permet d'accentuer la prime qui va venir en déduction des investissements. Au final, le montant des investissements est un peu moins lourd pour des économies d'énergie qui, elles, sont les mêmes.
Y. S. R. : Les entreprises du Serce s'engageant sur des résultats, tous les travaux qu’elles réalisent sont mesurés au fil du temps. C'est sur la base de ces objectifs qu’elles seront soit récompensées, soit pénalisées. C’est pourquoi on insiste autant sur le CPE, qui est un levier majeur pour garantir que chaque euro dépensé génère réellement des économies d'énergie. Et pour nous, il n'est pas assez développé, notamment dans le public. On peut comprendre le poids de l’investissement qu’il représente, mais c’est malgré tout l’un des rares dispositifs sur lequel il y a un retour sur investissement.
Lier les CEE à l’objectif du CPE permettrait d’avoir une force de frappe beaucoup plus importante mais aussi d’avoir une garantie sur l'utilisation des fonds.
Y. S. R. : Nous sommes totalement sur la même longueur d'onde. Ces dernières années, on a beaucoup réfléchi en France sur la production, notamment nucléaire, mais tout cela n'a de sens que si l'électrification se produit derrière. Les travaux d'efficacité énergétique apportent des résultats, donc on a une consommation d’électricité qui commence à baisser. Mais les efforts doivent être partagés par tous si l’on veut réaliser la décarbonation. C’est pourquoi il faut travailler sur les usages. Dans le tertiaire, c’est en cours ; dans le résidentiel, c’est plus compliqué.
Il n’y a pas que des maisons individuelles, il y a aussi du logement collectif, et les processus de décision des copropriétés sont loin d’être la voie la plus aisée pour atteindre cet objectif. Nous devons aussi nous donner ces moyens-là.
Par ailleurs, notre pays a la chance d'être bien implanté géographiquement, et de gros donneurs d’ordre – essentiellement les Gafam [acronyme désignant les géants américains de la technologie : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, NDLR] – envisagent de construire en France des "data centers" ou des "gigafactories". Il faut qu'on puisse faciliter l'installation de ces sites qui sont absolument nécessaires dans l'économie numérique et le développement de l'intelligence artificielle.
Est-ce que pour vous, les CEE sont satisfaisants dans leur forme actuelle, ou est-ce qu’il faut envisager une réforme plus globale de ce dispositif ?
Y. .S. R. : Il faut se poser les bonnes questions sur les CEE. La proportion de CEE affectée au tertiaire est moindre que le gisement qu'il représente en termes de décarbonation potentielle. Il faut repenser cet équilibre, d'autant plus que, je le rappelle, c'est sur le tertiaire qu'on obtient le plus facilement des résultats. Les certificats doivent être affectés de manière plus précise, en allant vers les économies réelles.
N. C. : La RE2020 n’est pas un sujet qui pose problème à nos adhérents. Ils sont plus concernés par le décret Bacs (Systèmes d’automatisation et de contrôle des bâtiments), le décret tertiaire, la loi Aper (relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables), les évolutions de la 6e période du dispositif CEE.
Sur la loi Aper, il semblerait que ce texte, censé faciliter et accélérer le développement des projets d’ENR, ne les facilite et ne les accélère pas vraiment…
Y. S. R. : Du tout. Elle ne joue pas son rôle. En tout cas, elle porte mal son nom. Cette loi partait d'une bonne volonté, mais le système administratif français a ralenti ses évolutions, en alourdissant les choses au lieu de les alléger. Les procédures restent encore aujourd’hui complexes. Mais je crois que le constat est partagé par beaucoup de parlementaires, quel que soit leur bord politique.
Pour se garantir par rapport aux concurrents étrangers, je pense qu'il faut savoir, à un moment donné, octroyer un bonus aux industriels qui jouent le jeu en respectant les normes européennes.
Y. S. R. : Pour nous aussi, le solaire est effectivement une activité très porteuse en ce moment. Nos adhérents interviennent beaucoup là-dessus, que ce soit pour des chantiers d’ombrières, de toitures… Mais la loi n'a pas accéléré les possibilités d'implantation et les délais de raccordement restent extrêmement longs. C’est tout le système lié au photovoltaïque qui s’est complexifié.
Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et encore aujourd’hui avec le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, on parle beaucoup de souveraineté énergétique. Selon vous, la France et l'Europe ont-elles sécurisé leur approvisionnement ?
Y. S. R. : En France, nous sommes en bonne voie pour sécuriser notre approvisionnement électrique. Un gros effort a été fait sur la production nucléaire et nous avons des possibilités en termes d’ENR qui, même si elles ne sont pas totalement exploitées, connaissent un certain développement. Il ne faut pas lâcher l'objectif de production mais des problématiques de calendrier peuvent se poser.
Derrière l'approvisionnement électrique, il y a en réalité beaucoup de choses, comme les réseaux, car entre la production et la consommation de l'énergie, il y a son transport, sa distribution. Il y a encore beaucoup de travail à faire là-dessus, y compris sur les matériels qui vont accompagner les usages. Nous produisons très peu de matières premières, comme le lithium, sur le territoire européen, et nous sommes dépendants, particulièrement de la Chine, ce qui pourrait nous poser des problèmes d'approvisionnement. Les industriels l’ont à l'esprit.
Pour protéger notre économie et notre industrie, il faut aller sur la valorisation du carbone.
Il y a également la question de notre résilience économique. L'Europe a la réputation d'imposer beaucoup de normes, et généralement la France les surtranspose, ce qui ne simplifie pas les choses. C'est notre spécificité européenne, notre façon de faire française. Mais pour se garantir par rapport aux concurrents étrangers, je pense qu'il faut savoir, à un moment donné, octroyer un bonus aux industriels qui jouent le jeu en respectant les normes européennes.
Les résultats ne sont pas encore là, mais la prise de conscience et les moyens le sont. Pour protéger notre économie et notre industrie, il faut aller sur la valorisation du carbone. En défendant nos acteurs économiques, on les incitera de fait aussi à la décarbonation, là où il peut y avoir aujourd'hui des résistances. Il ne faut pas amoindrir nos exigences - nous avons raison d'en avoir -, mais il faut faciliter leur atteinte.
À propos des réseaux, est-ce que les infrastructures françaises sont dimensionnées pour relever ce défi de l'électrification ?
Y. S. R. : Nous avons la chance d’avoir deux entités qui organisent le transport et la distribution de l’électricité, RTE et Enedis, qui sont hyper bien structurées, connaissent leur patrimoine et savent comment le faire évoluer. Les trajectoires sont tracées, chiffrées. Il n'y a donc pas d'incertitude sur ce qu'il y a à faire.
Mais le réseau actuel a été conçu il y a longtemps, dans un système de production très centralisé, donc il faut l'adapter aux ENR et au changement climatique, y intégrer des capacités de stockage pour ensuite avoir de la flexibilité... Cela représente beaucoup de travail pour nos entreprises mais la feuille de route, elle, est très claire.