Électrification : l'Europe doit "muscler" son jeu face à la Chine
"L'Europe a sans doute été trop naïve et doit maintenant faire preuve d’une position plus musclée avec ses partenaires commerciaux et industriels." Cet avertissement a été lancé par Fatih Birol, le directeur exécutif de l'Agence internationale de l'énergie (AIE), lors du colloque de l'UFE (Union française de l'électricité) organisé fin 2024 à Paris.
S'exprimant sur la politique énergétique des Vingt-Sept, le responsable a estimé que le Vieux Continent devait maintenant adopter "une stratégie claire et unifiée sur l’électrification de ses usages". Faute de quoi, "il y aura des impacts sur son économie, son rang international, des destructions d’emplois et des conséquences sociales".
L'évènement des électriciens s'inscrivait dans un contexte politique troublé, avec la chute du gouvernement Barnier, une conjoncture morose, avec un budget 2025 aux abonnés absents et des finances publiques au plus mal, et une situation géopolitique incertaine, tiraillée entre les conflits régionaux et les politiques commerciales agressives de certains pays. Sans oublier l'urgence climatique, directement liée à la transition écologique et énergétique, et donc à l'électrification des économies dans l'optique de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre.
Trouver l'équilibre entre le coût et la rentabilité
Pour Patrick Pouyanné, le président-directeur général de Total Énergies, il ne fait aucun doute que "l’électricité est l’énergie du XXIe siècle" et qu'elle est en croissance. Pas question pour autant de renoncer aux combustibles fossiles : "Arrêter les projets d’extraction, ce ne sera pas pour demain. Si on arrête ces projets, les gens ne vont pas être contents et les prix vont monter au ciel", affirme-t-il. La décarbonation du tissu industriel passe donc par l'électrification des processus de production.
"Il faut arriver à un système équilibré à la minute, un mix entre des moyens commandables et des moyens stockables. La stabilité réglementaire est donc nécessaire."
Luc Rémont, PDG d'EDF
Reste à trouver le bon rythme, car "il y a plusieurs échelles : mondiale, européenne et française. Comment fait-on aujourd’hui pour avoir une industrie décarbonée et en même temps rentable ?", interroge le patron de Total, qui renvoie notamment à l'épineux dossier du prix du carbone. "Il faut que nous soyons tous cohérents et que nous musclions notre offre commerciale", ajoute-t-il, appelant à une diversification des sources d'approvisionnement mais taclant aussi au passage le carcan règlementaire français.
"Je ne peux pas continuer à investir pour une rentabilité aussi faible à cause de la règlementation et des normes. Est-ce qu’on veut se donner les moyens, dans notre pays, d’avoir une électricité compétitive ? Je ne comprends pas comment on peut rénover Notre-Dame en cinq ans et ne pas avoir les mêmes facilités pour construire des usines solaires. En France, on sait faire des grands projets, portés par des intérêts nationaux, mais les petits projets, eux, n’avancent pas."
La décarbonation passe par l'industrie
Et de fustiger la loi APR (accélération de la production d'énergies renouvelables), qui a selon lui "tout ralenti" et a donc eu un effet contre-productif. Catherine MacGregor, la directrice générale d'Engie, estime pour sa part que la solution passe par la diversification des énergies.
"Chaque technologie a ses vulnérabilités donc il ne faut pas faire le choix d’une seule technologie mais avoir un mix énergétique et une ambition européenne", avance la dirigeante. Elle estime que l’objectif de réduction des émissions de GES, avec la décarbonation à horizon 2050, est "à notre portée si l'on continue sur notre trajectoire actuelle", qui combine le développement des ENR, des moyens de flexibilité et de stockage.
"La Chine est en train de décarboner ses activités industrielles. Si l’Europe ne décarbone pas à son tour son industrie, elle n’aura pas compris le sens de l’Histoire."
Catherine MacGregor, DG d'Engie
Attention toutefois à ne pas oublier le gaz : "On va quand même avoir besoin des fameuses molécules, et pour les décarboner il y a encore beaucoup de travail", reconnaît Catherine MacGregor. Et de prévenir : "La Chine est en train de décarboner ses activités industrielles. Si l’Europe ne décarbone pas à son tour son industrie, elle n’aura pas compris le sens de l’Histoire. Il faut développer le système énergétique le plus diversifié possible et aider les industriels à décarboner leurs moyens de production."
Fixer un cap et s'y tenir
Aussi invité à l'évènement, le patron d'EDF a nuancé cette analyse. "Dans de nombreuses régions du monde, on court après la demande électrique. En Europe, et en France en particulier, la transition énergétique est pour l’instant un discours de producteurs d’électricité et de pouvoirs publics, mais l’aiguille de la demande ne bouge pas", relève Luc Rémont.
"Nous devons nous occuper de nos clients pour que la demande commence à croître, mais ce n’est pas à coup de moyens de production et de réseaux qu’on va y arriver. Notre vrai sujet est de donner envie de choisir l’électricité, et donc d’avoir confiance dans l’électricité. Avec des messages simples, comme 'l’électricité est disponible, utilisons-la'." Le PDG d'EDF mise pour cela sur l’atterrissage des prix de l'électricité.
Il confirme malgré tout que les projets d'investissements sont un "enfer" à mener dans l'Hexagone à cause de la réglementation. "Le premier frein aujourd’hui à la décarbonation, ce sont les procédures", déplore-t-il. "Il faut arriver à un système équilibré à la minute, un mix entre des moyens commandables et des moyens stockables. On a un intérêt vital, pour l’avenir de notre décarbonation, à créer cette demande. La stabilité réglementaire est donc nécessaire."
Les trois grands patrons s'accordent in fine sur la nécessité de redonner de la visibilité aux industriels européens, de manière à garantir leur compétitivité sur une scène internationale toujours plus rugueuse. "On a besoin d’un prix du CO2 pour notre décarbonation mais il ne faut pas qu’il grimpe trop vite sinon on se crashe, ni trop lentement sinon nos usines ne seront pas rentables", conclut Catherine MacGregor. Considérant enfin que "les changements de cap et les incertitudes qu’on fait peser sur nos industriels ne sont pas acceptables". À bon entendeur.
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