Fraudes : comment Qualibat s'organise face à "un système mafieux de grande ampleur"
XPair : Presque six mois après la publication de la loi "contre toutes les fraudes aux aides publiques", où en est Qualibat dans sa lutte contre les écodélinquants ?
Gérard Sénior : Qualibat réalise 19.000 audits par an parmi les 50.000 entreprises labellisées par ses soins, dont 40.000 détenteurs de la mention RGE (Reconnu garant de l'environnement). Dans le détail, 83 % de ces audits sont conformes, 10 % présentent des non conformités mineures et les moins de 10 % restants présentent des non conformités plus importantes dont, pour moitié, des écodélinquants entrés dans le système à une époque très particulière, c'est-à-dire au lancement du label RGE.
Avant ce lancement, Qualibat comptait 30.000 entreprises qualifiées ; après, on est passé à 70.000 ! Par effet d'aubaine et par manque de vigilance, les écodélinquants en ont profité pour s’installer. L’autre moitié sont des mauvais artisans, autrement dit des professionnels qualifiés mais incompétents, qui ne sont pas des fraudeurs mais qui produisent tout de même des anomalies, comme des oublis de DTU…
En aval, Qualibat reçoit environ 500 réclamations par an de particuliers contestant la qualité du travail réalisé. Dans un premier temps, nous proposons un débat contradictoire en vue d'un accord à l’amiable ; si cela n'aboutit pas, nous allons en commission supérieure rassemblant les acteurs du secteur (Agence nationale de l'habitat, Agence de la transition écologique, Direction de l'habitat, de l'urbanisme et des paysages, bureaux d'études, architectes, maîtres d'oeuvre…).
Quelle est la nature des fraudes que vous constatez ?
G. S. : En déroulant la pelote, on s’est aperçu que les fraudes ne sont pas de très grande ampleur. Il s’agit par exemple de sous-traitance à des entreprises non RGE, auquel cas nous prenons des sanctions de suspension ou de retrait du label. Il y a aussi de la fraude en matière de CEE (Certificats d'économies d'énergie), de taux de TVA, de crédits carbone, avec des organisations plus complexes, plus spécialisées.
"Depuis un an, environ 1.000 artisans candidatent chaque mois, des nouveaux comme des anciens qui reviennent, et ce, alors que nous sommes en pleine période de baisse des aides et d’incertitudes économiques."
Nos équipes essayent de traiter cela en amont et au cas par cas. Mais nous restons un organisme de qualification, nous ne faisons pas de la répression. Nous signalons à la DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) mais nous n’avons pas de pouvoir de sanction autre qu’une suspension ou un retrait de label et nous ne savons pas ce qui se passe au-delà du signalement.
Avez-vous une aide, du moins un soutien des pouvoirs publics dans ce combat contre la fraude et dans vos démarches judiciaires ?
G. S. : Non, nous n'avons pas d’aide, pas de soutien de l’État lors des actions en justice. Je suis toutes les initiatives actuelles en matière de lutte contre la fraude, comme celle lancée par Enedger (une fintech qui veut utiliser l'IA et la blockchain pour lutter contre la fraude, NDLR) qui utilise un système assez futé. Nous étudions les rapports que nous pourrions éventuellement avoir avec eux, l’idée pouvant être par exemple d’exiger de passer par eux pour avoir une "assurance" de "virginité" de l’entreprise candidate à la qualification.
G. S. : Notre population d'entreprises qualifiées est segmentée par taille de société. Nous constatons que les entreprises de 0 à 5 salariés et les artisans sont les plus fluctuants sur la qualification, leur comportement dépend des opportunités qu’ils ont eu durant l’année et des annonces gouvernementales sur les aides. Par exemple, les dernières annonces sur les chaudières avaient fait baisser le nombre de professionnels chauffagistes de 3.000. En revanche, les entreprises au-dessus de 10 salariés affichent un niveau très stable depuis 10 ans.
Et la dynamique est très encourageante : depuis un an, environ 1.000 artisans candidatent chaque mois, des nouveaux comme des anciens qui reviennent, et ce, alors que nous sommes en pleine période de baisse des aides et d’incertitudes économiques. On en qualifie ensuite à peu près 30 à 40 %. Ce regain d’intérêt pour la qualification nous a plutôt surpris mais il témoigne de positionnements différents de certains entrepreneurs qui, en fonction des opportunités de marchés, vont viser telle ou telle qualification de travaux.
Le nombre de qualifications RGE du génie climatique décernées par Qualibat en 2024 (données arrondies)
- Remplacement de chaudière gaz/fuel en logement individuel : 3.300
- Installation de pompe à chaleur et groupe froid en habitat individuel, collectif et tertiaire inférieur à 1.000 m² : 3.000
- Installation de VMC en habitat individuel, collectif ou autre bâtiment inférieur à 1.000 m² : 1.500
- Installation de chauffe-eau thermodynamique : 800
- Installation de chauffage avec chaudière bois en habitat individuel, collectif et tertiaire inférieur à 1.000 m² : 600
- Installation d'appareil de chauffage bois indépendant, poêle et insert : 400
- Installations photovoltaïques de puissance de raccordement inférieure ou égale à 36 kVA : 300
Sur ce point, l’expérience chantier par chantier était une très bonne idée, intelligente, mais elle n’a pas eu l’impact escompté. Elle permettait pourtant à des entreprises désireuses de rentrer sur ce marché de se lancer et de faire bénéficier leurs clients des aides.
Quand elle demande une qualification, l'entreprise candidate doit répondre à un certain nombre d’exigences administratives, et c’est à nous d'aller chercher auprès des organismes toutes les informations nécessaires. L’entreprise, pour sa part, doit fournir des éléments pour prouver ses compétences, ce qui peut être simple pour un artisan, mais peut être plus complexe pour des grosses entreprises, et l’instructeur a alors besoin de dossiers papier car l'informatique ne suffit pas toujours.
"Les professionnels vont devoir changer leur modèle économique et ne pourront plus seulement valoriser leur qualification par le fait qu’ils peuvent accéder aux aides. C’est donc bien sur la qualité du travail que les choses se joueront."
Sur notre site, les entreprises disposent d’un espace dédié où elles peuvent déposer leurs documents. Pour rappel, la qualification doit être renouvelée tous les quatre ans. Chaque année, nous envoyons un questionnaire de suivi aux entreprises qualifiées, sur leurs effectifs, leurs référents RGE…
On va aussi développer avec l’Unsfa (Union des architectes) un accès direct et gratuit à notre bases de données, après avoir passé des conventions avec les grands maîtres d'ouvrage du parc social, comme l'USH (Union sociale de l'habitat). J’ai également comme projet que les architectes puissent mettre leurs CCTP (cahiers des clauses techniques particulières) sur notre plateforme, pour que nous puissions confirmer que l’ouvrage projeté est bien en accord avec leur qualification, et ainsi fournir une liste d’entreprises correspondant à leurs critères, et donc une capacité à répondre à leurs appels d’offres.
Selon vous, est-ce que l'impératif de transition énergétique peut donner encore un autre élan à la qualification ?
G. S. : La qualification dépend des aides, et le temps des aides va petit à petit disparaître. Les professionnels vont par conséquent devoir changer leur modèle économique et ne pourront plus seulement valoriser leur qualification par le fait qu’ils peuvent accéder aux aides. C’est donc bien sur la qualité du travail que les choses se joueront. Pour l'heure, les difficultés sur les aides expliquent ce regain d’intérêt pour la qualification, et le particulier est directement intéressé par les aides.
Chez Qualibat, la plus grande part de qualifications concernent le segment des fenêtres, qui pourtant ne sont quasiment pas aidées. Nous avons aussi vu des entreprises partir quand leur activité n’était plus aidée, et revenir un peu plus tard, car les clients demandent des professionnels qualifiés.
Nous réfléchissons également à une offre groupée, une certification d’ouvrages pour s’adapter à ce marché spécifique du particulier. Compte-tenu de la situation catastrophique du logement individuel, les constructeurs de maisons individuelles devraient être capables de changer leur modèle économique et de passer sur la rénovation. Certains l’ont déjà fait mais ce n’est pas facile.
Le bâtiment doit-il enfin prendre conscience qu’il vit sous perfusion des aides ?
G. S. : Le bâtiment est un secteur très particulier, composé essentiellement de petits artisans réalisant des petits chantiers, qui ne sont pas tous qualifiés ni RGE, évoluant sur des marchés, dans des régions et avec des clientèles différents. Les annonces de baisse de MaPrimeRénov' vont surtout pénaliser les ménages précaires et les mauvais artisans, qui ne feront pas l’effort car le reste à charge posera problème et iront donc là où il y a de l’argent.
Mais le bâtiment a toujours été un moteur économique, même sans aides. Quand on voit la masse d’hommes et le chiffre d'affaires qu’il entraîne dans d’autres secteurs, son rôle est majeur. Dans le même temps, le bâtiment doit prendre sa part dans la décarbonation, être utile, ne pas consommer des ressources, de l’énergie et émettre du CO2. Les bâtiments servent à quelque chose, en matière d’emploi, de santé, de bien-être... Il faut ramener les sujets aux externalités positives du bâtiment.
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