Fustigeant l'"incohérence" des politiques, la filière électrique attend "un marché qui fonctionne"

Par   Corentin PATRIGEON

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Publié le 16 juillet 2025
© Corentin Patrigeon pour XPair
Luc Rémont, président d'honneur d'EDF (2e en partant de la gauche) ; Esther Finidori, directrice du développement durable de Schneider Electric ; et Damien Carroz, directeur général du Groupe Atlantic.
DÉCRYPTAGE. À l'occasion de son centenaire, la Fieec a mis en lumière le paradoxe entre l'excédent d'offre électrique et l'atonie de la demande, alors que les pouvoirs publics appellent à électrifier les usages, notamment en massifiant les pompes à chaleur. Éclairage avec EDF, le Groupe Atlantic et Schneider Electric.

En attendant la publication de la troisième version de la PPE (Programmation pluriannuelle de l'énergie), la filière électrique peut au moins se satisfaire de la volonté affichée du gouvernement de François Bayrou de pousser l'électrification des usages. À l'occasion du centenaire de la Fieec (Fédération des industries électriques, électroniques et de communication), organisé en juillet à Paris, le ministre de l'Énergie et de l'Industrie, Marc Ferracci, a ainsi estimé qu'"il ne s’agit pas de pratiquer des injonctions qui ne marchent pas, mais de proposer des solutions pratiques et accessibles aux Français".

Les pouvoirs publics prétendent ne pas vouloir culpabiliser les usagers en changeant leurs habitudes, mais leur donner à la place les moyens de choisir des alternatives. Dans le bâtiment, cela consiste à "sortir progressivement du fioul" et à "réduire progressivement l’usage du gaz fossile", reprend l'un des locataires de Bercy. "C’est aussi miser sur les pompes à chaleur, une alternative intéressante sur laquelle l’État se mobilise. C’est important, car derrière, il y a des champions français qui émergent, des emplois qui se créent, des filières qui se renforcent. C’est aussi une manière de montrer aux Français qu’en faisant ces choix, ils participent à la transition."

Sur le serpent de mer de la simplification, Marc Ferracci reconnaît que "les normes ralentissent et freinent l’innovation", tout en assurant que son ministère mise sur la "compétitivité renforcée" des entreprises tricolores et sur l'essor "des infrastructures puissantes" pour rectifier le tir. Dans la foulée de cette prise de parole, la Fieec a convié plusieurs spécialistes à une table ronde portant sur la décarbonation et la transition numérique, qui ont estimé que la production d'électricité de l'Hexagone avait aussi un rôle à jouer sur le plan économique.

Offre cherche désespérément demande

"Nous avons une électricité qui est quasiment décarbonée à l’échelle de l’Hexagone mais la consommation électrique ne bouge pas. On a de beaux discours pour dire que le futur est électrique, génial ! Mais on consomme autant d’électricité qu’il y a 20 ans, pas un kilowattheure de plus, alors qu'on a bien développé l’offre, qu'on a mis de la production supplémentaire, et qu'on a alourdi le réseau pour qu’il soit prêt à répondre à la demande supplémentaire. Mais la demande ne se décrète pas", analyse Luc Rémont, président d’honneur d’EDF.

L'enthousiasme électrique se retrouverait du coup confronté à une demande qui n’est pas au rendez-vous. "Il nous faut trouver des mesures complémentaires pour que notre industrie se décarbone. Les institutions européennes ont donné des signaux favorables allant dans cette direction ces dernières semaines. Mais dans le bâtiment, les infrastructures sont là, l’électricité est là, donc il n'y a aucune raison d’attendre." L'ancien patron d'EDF affirme que la France dispose de 90 TWh d’excédent annuel de production électrique, ce qui pourrait ouvrir la porte au développement de certains systèmes énergétiques comme la climatisation.

"Quand on projette la décarbonation du bâtiment sur le moyen terme, on ne considère pas que cela augmente la consommation d’électricité".

-Luc Rémont, président d'honneur d'EDF

Quoi qu'il en soit, "se préoccuper de la demande est absolument prioritaire, et le débat entre moyens de production est assez stérile". D'après lui, "notre pays a une bonne chance de pouvoir continuer avec tous les moyens et disciplines que nous avons, à condition de ne pas oublier les lois de la physique et de l’économie". Parmi lesquelles figure la flexibilité, véritable "opportunité" pour laquelle les gestionnaires de réseaux et les opérateurs devraient "favoriser les créneaux pour aller chercher une accélération de l’électrification et une baisse des prix moyens".

Toujours selon Luc Rémont, "quand on projette la décarbonation du bâtiment sur le moyen terme, on ne considère pas que cela augmente la consommation d’électricité". Et de dénoncer "beaucoup de biais technologiques", à commencer par ceux des pouvoirs publics européens "qui adorent réglementer en pensant qu’ils sont de meilleurs ingénieurs que les industriels". Résultat : "on se retrouve avec des réglementations totalement illisibles", et "si on reste dans le passionnel, on va continuer à faire du zig et du zag".

Boîte à outils contre débats stériles

Du côté des industriels en question, "on vit cet engagement comme l’opportunité d’une fantastique aventure industrielle en travaillant sur des chauffe-eau thermodynamiques, des Pac air-eau… c’est l’occasion d’améliorer nos filières", s'enthousiasme Damien Carroz, directeur général du Groupe Atlantic. Ce dernier mise sur la R&D et l'innovation pour booster la souveraineté d'une filière industrielle française confrontée à des acteurs asiatiques qui inondent le marché européen avec leurs produits. Dans ces conditions, mieux vaut avoir des politiques publiques conciliantes... ce qui n'est pas vraiment le cas depuis quelques temps.

"Un exemple typique de politiques instables : l’imbroglio, la minisérie sur MaPrimeRénov'. Pour le consommateur, c’est un désastre : il ne comprend plus rien et donc il s’en détourne. La confusion bloque les industriels et les ménages", déplore le responsable. Pour lui, l’efficacité énergétique du bâtiment se résume au triptyque performance des appareils, isolation et décarbonation. Or, "ces trois objectifs/piliers sont mélangés en permanence. Un exemple avec le DPE : il se trouve qu’une part importante de logements F et G sont pénalisés par le Cep/Cef."

"Sur la climatisation, la Pac air-air est l’équipement HVAC le plus efficace. Passer d’un chauffage électrique à une Pac air-air engendrera un tel gain pendant l’hiver que cela compensera la consommation induite pendant l’été."

-Damien Carroz, directeur général du Groupe Atlantic

Matignon a visiblement entendu sa doléance, puisqu'il a depuis annoncé vouloir abaisser le coefficient de conversion à l'électricité utilisé dans le calcul du diagnostic de performance énergétique précisément pour favoriser l'électricité. Une décision qui a aussi pour conséquence de faire sortir 850.000 logements du statut de passoire thermique, au grand dam de nombreux professionnels. "Sur la climatisation, la Pac air-air est l’équipement HVAC le plus efficace. Passer d’un chauffage électrique à une Pac air-air engendrera un tel gain pendant l’hiver que cela compensera la consommation induite pendant l’été", assure Damien Carroz, fustigeant "un débat typiquement parisien".

Pourquoi ? "Dans le Sud de la France, 100% des maisons individuelles neuves groupées sont équipées de Pac air-air. Donc n’opposons pas les solutions les unes aux autres. Dans le bâtiment, la réalité est extrêmement complexe : nous devons utiliser l’ensemble de la boîte à outils pour répondre à l’ensemble des situations. On a besoin de tout, sauf des débats stériles opposant les solutions qui n’apportent rien, à part de la confusion." Arguant que les industriels ne sont "pas là pour demander des aides" - ce dont on peut douter au vu de certaines réactions et de l'apparente dépendance de la filière aux dispositifs -, il préconise à la place "un marché qui fonctionne" et qui prodiguerait "suffisamment de ressources pour pouvoir réinvestir".

Divergences au sommet de l'État

Ce qui "passe par moins d’obligations, plus d’incitations", et "pourquoi pas un marché du carbone". Participant aussi à l'échange, la directrice du développement durable de Schneider Electric, Esther Finidori, considère qu'"il y a deux erreurs profondes dans la politique économique aujourd’hui : d'une part, que si une technologie est rentable - la Pac -, elle va se diffuser toute seule ; d'autre part, ne pas coupler systématiquement politique de l’offre et politique de la demande. On a par conséquent une incohérence totale de nos politiques car les décisions sont prises en silo."

"Certains poussent l’efficacité et la sobriété énergétiques, d’autres l’électrification. On a aujourd’hui un conflit non résolu entre ces deux objectifs."

-Esther Finidori, directrice du développement durable de Schneider Electric

Selon elle, les climatiseurs qui fonctionneront "demain entre 11h et 16h" (soit pendant le pic de production d'électricité photovoltaïque) devront s'intégrer dans une architecture de données appropriée, multisites et dotée d'un abonnement spécifique. C'est pourquoi il faut penser "l’organisation et les modèles de données autrement". Mais la transition énergétique peut s'avérer compliquée lorsque les acteurs au plus haut sommet de l’État ne sont pas fondamentalement d’accord entre eux.

"Certains poussent l’efficacité et la sobriété énergétiques, d’autres l’électrification. On a aujourd’hui un conflit non résolu entre ces deux objectifs", abonde Esther Finidori. "Le DPE, donnant une vision de sobriété, a jusqu'à présent dominé, en pénalisant l’électricité. On a tendance à penser que le pays qui a le plus de succès est celui qui innove le plus ; demain, ce pourrait être la France, si elle adopte le plus rapidement possible les solutions les plus innovantes pour gagner en compétitivité." À bon entendeur.


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