L’année 2025, ça Trump énormément... et l’IA aussi

Par   Bernard Sesolis

Lettres d'experts
Publié le 31 janvier 2025
Donald Trump
iStock/Kelvin Cheng
Le président des États-Unis, Donald Trump.
L'HUMEUR DE BERNARD SESOLIS. Pour sa première chronique de l'année 2025, le fondateur des bureaux d'études Tribu et Tribu Énergie revient sur la réélection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, deuxième émetteur mondial de gaz à effet de serre. Il s'interroge également sur la place de l'intelligence artificielle dans ce nouveau contexte international.

Nous entrons dans le second quart du XXIe siècle de manière fracassante. Que pourrions-nous nous souhaiter de positif tant les mauvaises nouvelles sont nombreuses ? Comment envisager cette nouvelle année sans craindre les conséquences de la nouvelle gouvernance américaine ?

Nous sommes les observateurs bien impuissants d’un spectacle aussi éculé que terrifiant : les deux principales économies sont maintenant dirigées par deux "empereurs" aux visées expansionnistes, le "prince rouge" chinois avec son projet déjà bien avancé de sa tentaculaire Route de la Soie, et le fanfaron américain avec ses visées sur le continent nord-américain ; le Groenland et le Panama. Et au centre de leur terrain de jeu : l’intelligence artificielle (IA) et l’énergie, l’une très avide de l’autre.

L’IA est à la fois trop prometteuse et trop dangereuse pour s’en désintéresser.

D’un côté, le capitalisme libertarien américain ; de l’autre, le capitalisme bureaucratique chinois. Tous les deux prônent un nationalisme exacerbé mais avec le moins d’État possible pour Trump, et un État omniprésent pour Xi Jinping. Les projets de société imposés sont tournés essentiellement vers la puissance économique et la prédominance culturelle, bien éloignées des intérêts vitaux et des aspirations des Terriens, que sont la maîtrise du changement climatique, le respect de la biodiversité, une équité minimale dans le partage des richesses et le droit à la parole et à la décision.

Pour le changement climatique, comment ne pas citer l’année 2024, celle de tous les records [1], qui seront d'ailleurs peut-être battus dès 2025, et celle du fiasco de la COP29 à Bakou ? Pour la biodiversité, comment ne pas évoquer l’accélération des extinctions animales et végétales et le fiasco de la COP16 à Cali ? Pour le partage des richesses, comment ne pas rappeler l’aggravation des injustices économiques et fiscales, ainsi que les écarts grandissants entre les riches et les pauvres ? Pour la liberté de parole et de décision, comment ne pas craindre les coups de boutoir croissants contre l’idée démocratique sur tous les continents ?

Cette première humeur 2025 bien maussade se penche à nouveau sur l’IA, dont l’expansion exponentielle rend rapidement obsolète toute image globale a priori pertinente et pérenne. L’IA est déjà présente dans le monde de la construction… mais nous n’en sommes vraiment encore qu’au début. Il faut donc continuer à réfléchir sur cette dernière révolution numérique, même si cette dernière sature les médias. L’IA est à la fois trop prometteuse et trop dangereuse pour s’en désintéresser.

Donald Trump et les Gafam

En annonçant le 21 janvier 2025 le projet Stargate, une entité naissante qui inclut Open AI, la firme de logiciels Oracle et l'investisseur SoftBank, projet doté d’un investissement de 500 milliards de dollars sur cinq ans, Donald Trump renvoie l’ascenseur aux géants de la tech californienne [2] qui se sont ralliés à lui fin 2024 pour ne pas laisser l’exclusivité des bons soins du nouveau président à Elon Musk.

Ce dernier prévoyait en octobre 2024 que les principaux acteurs dans la course à l’IA jusqu’à 2030, notamment dans le domaine des machines conversationnelles, seraient OpenAI (ChatGPT), Anthropic (Claude), Google (Gemini) et sa propre et récente entreprise sur l’IA, xAI, avec son robot conversationnel Grok qui peut potentiellement être utilisé gratuitement par 500 millions d’utilisateurs chaque mois [3].

À titre de comparaison, ChatGPT, c’est 1.200 millions, et MetaAI, 600 millions. xAI a monté le projet Collosus, centre de données doté de 100.000 puces graphiques Nvidia (leader mondial en la matière) en seulement quatre mois en 2024 ! Les levers de fonds et la capitalisation de xAI se rapprochent des sommes colossales correspondantes des concurrents.

L'Europe est capable de former les têtes pensantes de l’IA qui œuvrent, avec ou sans les Américains

Ceci est triplement inquiétant vu le profil politique et psychologique de Musk. D’abord, en raison de la logique de groupe de tous ses canaux de communication (réseau X, données collectées sur les Tesla, images satellite Starlink) [3]. Ensuite, sa volte-face politique par rapport au premier mandat de Trump, aujourd’hui militant des thèmes d’extrême-droite aux États-Unis et en Europe.

Enfin, il doit vivre sa mise à l’écart du projet Stargate comme une trahison après son engagement avec le nouveau locataire de la Maison Blanche, dont seul l’âge l’empêche d’espérer en devenir définitivement le propriétaire. Cette décision trumpienne semble exprimer trois points : l’IA américaine restera devant la Chine, donc pour régner il vaut mieux diviser ; chacun à sa place, Musk ne doit pas faire d’ombre au président des USA ; et enfin, l’Europe n’existe plus.

Et pourtant, l’Europe est encore là !

À l’instant, elle est au balcon et compte les points entre les géants américains et chinois. Néanmoins, l’Union européenne compte bien rattraper son retard. Elle s’est dotée d’une législation pionnière dans le monde sous la forme d’un nouveau règlement destiné à mieux réguler les pratiques les plus risquées et à favoriser l’innovation en Europe (Journal officiel de l'UE du 12/07/2024). Ce règlement vise à garantir une IA respectueuse des droits fondamentaux.

En outre, le Vieux Continent est capable de former les têtes pensantes de l’IA qui œuvrent, avec ou sans les Américains. La French Tech n’est pas en reste. Deux exemples emblématiques avec Gaël Varoquaux, chercheur à l’Inria [4], co-créateur du programme "Scikit-learn", sorte de boîte à outils pour le développement de l’IA et co-fondateur de la star-up Probabl qui certifie des IA mises en œuvre dans des entreprises [5]. Ou encore Arthur Mensch, créateur de la start-up MistralAI qui vise carrément à rivaliser avec les Gafam [6] !

Les 10 et 11 février 2025 auront lieu à Paris, au Grand Palais, un sommet international sur l’IA organisé par la France et l’Inde, et qui sera le théâtre d’une confrontation entre l’IA régulée et l’IA sans garde-fous, américains… et chinois. Je reste dubitatif devant les discours optimistes considérant que l’Europe pourra résister au rouleau compresseur économique et financier américain. L’argent ne fait pas tout, certes, mais en matière d’IA, il fait presque tout !

IA et morale

Le développement exponentiel de l’IA ne s’encombre pas de la moindre critique, qualifiée par les champions de l’IA de catastrophiste, voire technophobe [7]. Sont rangés dans cette catégorie "rétrograde", le célèbre physicien britannique Stephen Hawking ou bien l'un des pionner de l’IA, Geoffroy Hunton, prix Nobel de physique en 2024.

Il est pourtant légitime et sain de s’interroger sur les recherches de certains laboratoires californiens. Par exemple, une IA est capable de dupliquer n’importe quel humain dans ses fondements, ses croyances, ses pensées, ses dires, après seulement deux heures de conversation avec lui. Dénommé "agent-outil" par ses créateurs, elle serait capable de décider à la place de l’humain ainsi paramétré.

OpenAI vise la sortie du premier "agent-outil" en ce moment, sans aucun garde-fou politique, juridique et éthique. Selon Patrick Lecomte [7], professeur à Montréal, il faut repenser la technologie au-delà du cadre moral, social ou environnemental en s’appuyant sur le concept de "résonnance" défini par le sociologue Hartmut Rosa [8] comme étant la qualité humaine de notre rapport au monde.

Il est légitime et sain de s’interroger sur les recherches de certains laboratoires

L’"agent-outil" d’OpenAI comme intermédiaire instaure une relation muette avec le monde rendu totalement contrôlable, nous privant de notre capacité à éprouver le monde et à y répondre, participant ainsi à un processus d’aliénation inédit et redoutable. C’est cela qu’il faut critiquer, quitte à être taxé de technophobe par les inconditionnels de l’"agent-outil".

Cette approche pourrait contribuer également à dépasser deux tendances présentes dans le monde de l’IA : la magie solutionniste d’une part, l’anxiété anthropomorphique d’autre part [9]. À l’occasion de l’avènement de ChatGPT d'OpenAI en novembre 2023, l’évincement de Sam Altman, techno-libertarien, solutionniste et adepte d’un "accélérationnisme", puis son fracassant retour face à Ilye Sutskever, défenseur d’un "altruisme efficace", sont les traces d’un épisode significatif de l’antagonisme de ces deux tendances. L’une sans foi ni loi, l’autre, avec un peu de mauvaise conscience.

Un peu de technocritique concrète

Quels sont les objectifs ultimes de l’IA et ses différents développements actuels ? À qui cela va-t-il le plus profiter ? Un progrès pour l’Humanité ou bien, un moyen de gagner beaucoup plus d’argent ? Questions banales, simplettes, voire schématiques. On ne progresse pas sans effets secondaires, sans aucun risque diront les solutionnistes, béats d’admiration devant les prouesses des robots derniers cris ou des algorithmes suffisamment performants pour que certains métiers de services disparaissent.

Claire Chappaz, notre actuelle secrétaire d’État chargée de l’IA et du numérique, interviewée sur France Culture le 25 janvier 2025 (12h45-13h30) a fait l’éloge de la voie européenne régulée de l’IA et a exprimé son optimisme sur les chances de l’Europe dans le monde de l’IA - c’est son job… Pour défendre l’IA présentée comme libératrice dans certains métiers, elle a pris comme exemple le médecin qui actuellement gâche son temps pour des tâches administratives au lieu de le consacrer complètement aux diagnostics et aux soins.

Une IA dédiée à traiter cette paperasse libère le médecin ! Magnifique exemple du progrès consistant à faire la même chose, peut-être en moins bien, qu’à l’époque où le médecin pratiquait la médecine quand son assistant(e) le libérait de toute tâche non médicale.

L’IA nécessite un nombre énorme de petites mains sous-payées pour nourrir les datas, énormément d’énergie pour fonctionner, énormément de matériaux.

Heureusement, des exemples de progrès plus sérieux justifient le développement d’outils dotés d’IA. Cela dit, le réel est aussi têtu que les chiffres. L’IA nécessite toujours et encore un nombre énorme de petites mains sous-payées pour nourrir les datas, énormément d’énergie pour fonctionner (encore beaucoup de charbon, de pétrole et même du nucléaire, nouveau chouchou des Gafam), énormément de matériaux.

Si c’est pour éliminer le chauffeur dans une voiture ou télécharger un film en une seconde plutôt qu’en dix ou qu’en 100, nous sommes chez les Shadocks. C’est pourtant une partie du futur quotidien que le monde de l’IA veut nous vendre. À ce prix-là, je préfère être catalogué dans le club des "c’était mieux avant". Trump, dans ses choix, est un vrai homme du passé mais, malheureusement, avec un avenir de quatre ans, voire huit. C’est navrant.  Sous certains aspects, l’IA aussi !

Concluons provisoirement avec William Shakespeare : "Ne gâchez jamais votre présent pour un passé qui n’a pas de futur".

Notes :

[1] « Climat : le seuil de +1,5°C franchi en 2024 », Le Monde, 11 janvier 2025, Audrey Garric

[2] Pour rappel : Gafam = Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft

[3] « IA : avec xAI et Grok, Musk veut sa revanche », Le Monde, 25 et 26 décembre 2024, Alexandre Piquard

[4] Inria : Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Paris)

[5] « Gaël Varoquaux, vedette de l’IA », Le Monde, 18 décembre 2024, David Larousserie

[6] « IA : Arthur Mensch et Mistral AI, le réseau du plus fort », Libération, 29 octobre 2024, Arthur Cerf

[7] « Face à l’IA, est-il encore permis d’être technocritique ? », Le Monde, 15 et 16 décembre 2024, Patrick Lecomte (professeur à l’Université Québec, de Montréal)

[8] Auteur d’un remarquable essai sur l’« accélération », Éditions La Découverte, 2010 

[9] « Pourquoi l’IA voit Barak Obama blanc », Le Monde Diplomatique, novembre 2024, Victor Chaix, Auguste Lehuger, Zako Sapey-Triomphe (ingénieurs et doctorant du groupe de réflexions X-Alternative)


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