Le monde en devenir : attention, grands dangers !

Par   Bernard SESOLIS

Lettres d'experts
Publié le 11 avril 2025
Crédit photo iStock/CreativeArtistGroup
Photo d'illustration
L'HUMEUR DE BERNARD SESOLIS. L'arrivée du printemps coïncide avec celle de nombreuses menaces, aux yeux du fondateur des BET Tribu et Tribu Énergie. Prenant l'exemple de la filière nucléaire, il appelle le secteur du bâtiment à "défendre bec et ongles" ses savoirs pour mettre en œuvre la transition écologique.

L’actualité peut nous transformer en Cassandre. Vous aspirez peut-être, comme une très grande majorité des habitants de cette planète, à un futur soucieux de tous, de la biodiversité, du développement des biens publics, d’une paix générale. Eh bien pour l’instant, il faut glisser cette belle et naïve image sous le tapis.

Le futur proche qui est proposé et imposé par une infime minorité de décideurs est à l’exact opposé d’un bien-être généralisé et d’un monde plus éclairé. Les vérités démontrées et admises collectivement ne valent pas plus que des opinions individuelles souvent fantaisistes mais relayées à l’infini par les réseaux sociaux.

Des pans entiers du savoir académique sont jetés à la poubelle de l’Histoire. Les stratégies économiques s’auto-caricaturent en engendrant des actions essentiellement motivées par un souci de puissance et une recherche sans limite de bénéfices financiers. Ce monde régressif est d’une dangerosité sans pareil.

Imaginez une société où l’IA serait générale sans garde-fous, une société qui continuerait à piller et à polluer la planète comme au XXe siècle, une planète où prolifèreraient un peu partout des petits réacteurs nucléaires qui pourraient, lors d’un inévitable conflit local, se transformer en cible et devenir une arme atomique explosant sur place, une société où les nécessaires régulations pour préserver les ressources et la population seraient piétinées au nom de la liberté d’entreprendre en considérant la Terre comme une source infinie qu’on pourrait piller pour la "croissance" (de quoi ?) et le bonheur (de qui ?).

N’imaginez plus ! Ce tableau des horreurs arrive au galop. Certains de ces items méritent un petit zoom, comme la remise en question des sciences ou encore le développement soi-disant incontournable du nucléaire.

Les attaques de Trump contre certaines sciences pourraient faire des émules

Dès son premier mandat (2016-2021), Trump avait provoqué des purges idéologiques dans les programmes fédéraux : 154 cas répertoriés de censure de scientifiques, des dizaines de milliers d’emplois menacés ou supprimés, de colossales coupes de financements de programmes qui déplaisaient à Trump et à son entourage, notamment ceux taxés de "wokisme" ou de propagande néo-marxiste (tendance Groucho je suppose) [1].

La communauté scientifique avait mis en place des garde-fous sous le mandat Biden. Mais Trump est revenu les détricoter avec une violence inédite [2]. Les fonctionnaires à licencier, les programmes environnementaux à interrompre et les agences fédérales à supprimer sont détectés grâce à l’IA et à l’accès aux serveurs fédéraux.

Des données sont confisquées, des mots disparaissent dans certaines bases de données d’instituts publics. La guerre est déclarée pour asservir la science dès lors qu’elle touche le climat, la biodiversité, la santé environnementale, l’héritage colonial, les inégalités de genre ou encore les rapports de domination dans la société [3].

La France n’est pas complètement à l’abri d’une telle dérive. Rappelons les soi-disant ravages de "l’islamo-gauchisme" en 2021. Autre exemple : en janvier 2024, Marc Fesneau, ministre de l’Agriculture, bloque la publication de l’expertise collective sur les récents OGM, étude pilotée par l’Agence nationale de sécurité sanitaire et de l’alimentation (Anses) et ce, avant un vote déterminant des députés européens.

Perte d’indépendance des experts

D’autres décisions de l’agence sont mises en cause. En novembre 2024, des agriculteurs exigent purement et simplement sa suppression ainsi que celle de l’Inra (Institut national de la recherche agronomique). La ministre de l’Agriculture du moment, Annie Genevard, approuve et exprime son soutien moral ! En janvier 2025, le Gouvernement dépose un amendement à la proposition de la loi Duplomb [4] pour placer l’Anses sous l’œil de l’agrochimie et des syndicats agricoles…[3]

Une attaque plus subtile concernant l’expertise complètement indépendante en matière de nucléaire s’est récemment concrétisée : depuis le 1er janvier 2025, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) ont fusionné en une organisation unique, l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR).

"La guerre est déclarée pour asservir la science dès lors qu’elle touche le climat, la biodiversité, la santé environnementale"

Cette fusion votée le 12 mars 2024, vise à "fluidifier les processus d’examen technique et de prise de décision de l’ASN", dans un futur contexte de la filière nucléaire prolongeant les réacteurs existants, construisant 6 EPR2 et accompagnant des projets plus lointains (SMR -petits réacteurs modulaires- et AMR - petits réacteurs avancés - qui pourraient générer à terme des problèmes géopolitiques d’une grave ampleur, comme brièvement évoqué en introduction de cette humeur).

L’expertise et le contrôle nucléaires se distinguaient dans un système dual : l’IRSN faisait des recherches et produisait des expertises purement techniques et scientifiques sur les risques des installations nucléaires. Les résultats étaient fournis à l’ASN pour éclairer cette dernière dans sa décision (par exemple : faut-il ou non autoriser telle centrale à tourner en pleine canicule ?).

Ce regroupement des deux fonctions entraînera mécaniquement une perte d’indépendance des experts et une opacité auprès du citoyen puisque les avis de l’IRSN étaient publics depuis 2015.

Justement, où en est le nucléaire ?

Cocorico ! L’EPR de Flamanville a démarré. Après le premier mètre cube de béton coulé en 2007, après 17 années de chantier ubuesques et un dépassement budgétaire de 600%, nous en sommes à 23,7 milliards d'euros [5], le premier chargement de combustible ayant eu lieu en mai 2024. L’EPR a été connecté au réseau fin 2024 et montera très progressivement en puissance.

Ce monstre de 400.000 tonnes de béton, 50.000 tonnes d’armatures (sept tours Eiffel !) se voulait démonstratif et marquer un nouveau départ de la filière nucléaire en France. Pourtant, à propos de l’EPR, Henri Proglio, PDG d’EDF de 2009 à 2014, le présentait devant les députés en décembre 2023 comme "un engin trop compliqué quasi inconstructible" [6]. Dans l’absolu, il avait tort. Dans le tout relatif domaine des choix énergétiques, il avait raison.

L’EPR de Flamanville devait être construit en 54 mois. Au regard de la construction du plus récent réacteur (n°2 à Civaux) en service depuis 1998, il avait fallu déjà 98 mois pour une technique maîtrisée et des acteurs aguerris. Annoncer 54 mois tenait du délire comme la suite l’a prouvé (200 mois). Mais qu’en est-il des 3 EPR actifs dans le monde ?

Les deux premiers, mis en service à Taishan en Chine en 2019, ont nécessité neuf ans de travaux avec cinq années de retard sur le planning prévu. Le troisième, à Olkiluoto en Finlande, a démarré en 2022 après 16 années de travaux au lieu de quatre, et un coût de 16 milliards d'euros au lieu des 3 envisagés [7].

Exposition au risque financier

Quant aux deux EPR en construction au Royaume-Uni à Hinkley Point, le chantier commencé en 2018 présente des déboires tels que la mise en service est maintenant envisagée au mieux en 2029, mais plus probablement en 2031. Ce projet avait provoqué une tempête à EDF. En mars 2016, Thomas Piquemal, directeur financier, avait claqué la porte suite à son désaccord avec le financement de ce projet.

En 2024, EDF toujours très endetté, était tancée par la Cour des comptes sur le risque persistant avec déjà cinq ans de retard sur le chantier et déjà un surcoût de 12 milliards d'euros. Un second projet britannique (deux EPR à Sizewell) est en suspens [8] alors que EDF ne supporterait que 20% de la facture. La Cour des comptes considère qu’elle pourrait s’élever quand même à 47 milliards d'euros et que, dans ces conditions, aucune décision ne devrait être prise sans réduction préalable de l’exposition financière de EDF à Hinkley Point.

"Le monde de l’aménagement, de l’urbanisme et du bâtiment a un rôle crucial à jouer dans ces perspectives réalistes, efficaces, consensuelles."

Pour les projets en France, la Cour des comptes considère que le futur déploiement des EPR 2, soit six premiers réacteurs suivis de huit autres, nécessiterait un énorme financement avec une rentabilité prévisionnelle inconnue et des capacités industrielles incertaines. Un casse-tête chinois pour le PDG d’EDF Luc Rémont, en poste depuis fin 2022, qui devait trouver 100 milliards d'euros rien que pour financer les six premiers EPR2, selon un calendrier surréaliste fixé par l’Elysée.

Emmanuel Macron a dû annoncer que la mise en service du premier EPR2 à la centrale de Penly n’aurait lieu qu’en 2038 et non en 2035 comme espéré. Luc Rémont a été débarqué trois mois avant la fin de son mandat et remplacé par Bernard Fontana à qui il faut souhaiter bonne chance…

Il est encore temps d'infléchir la politique énergétique

Depuis 15 ans, la France subit de nombreux déboires. Elle n’a plus son image d’excellence : renoncement à l’exploitation de réacteurs aux USA, dissolution de la coopération avec l’Italie qui a renoncé au nucléaire, gel du colossal projet en Inde (Jaitapur), perte des marchés tchèque et polonais au bénéfice des américains et coréens.

Après l’achèvement du "Plan Messmer", la perte du savoir-faire industriel, la guerre des chefs, la faillite d’Areva liée au fiasco du chantier finlandais, le marchandage entre le Parti Socialiste et les Écologistes, la France n’est plus là au niveau international [8]. Cinquante-sept réacteurs ont été construits depuis 2017, dont 25 en Chine et 23 en Russie, dans des régimes politiques autocratiques soutenant à bout de bras la filière.

Dans ce marché toujours marginal, il faut le souligner, notamment au regard des énergies renouvelables, la France n’a plus que l’Europe et les très hypothétiques futurs EPR modulaires pour justifier des investissements à très hauts risques.

Il n’est toujours pas trop tard pour infléchir cette politique énergétique vers un déploiement massif des ENR et de la R&D sur le stockage d’électricité, un programme raisonné de prolongation du parc nucléaire avec un calendrier raisonné d’une sortie définitive de cette filière et, surtout et avant tout, une politique ambitieuse de la maîtrise des consommations d’électricité.

Le monde de l’aménagement, de l’urbanisme et du bâtiment a un rôle crucial à jouer dans ces perspectives réalistes, efficaces, consensuelles. À la condition préalable de défendre bec et ongles les savoirs universellement acquis dans tous les domaines. Nous avons autant besoin des sciences "dures" que des sciences sociétales.

Notes :

[1] "Trump plonge la science dans le chaos", Le Monde, 23 et 24 février 2025, Stéphane Foucart

[2] "Les partisans de Trump sont déjà à l’œuvre contre les politiques d’intégrité scientifique", Le Monde, 12 février 2025, Michel Dubois (sociologue – Sorbonne Université, CNRS)

[3] "Le cauchemar éveillé des scientifiques", Le Monde, 9 et 10 mars 2025, Stéphane Foucart

[4] Depuis plusieurs mois, certains syndicats agricoles et élus mènent une offensive coordonnée pour détruire les fragiles outils de protection de la biodiversité qu’ils considèrent comme un frein au développement de l’agriculture industrielle. Fer de lance de ces attaques : la proposition de loi du sénateur Laurent Duplomb pour "lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur", déposée au Sénat en novembre 2024.

[5] "Flamanville : le coût de l’EPR encore estimé à la hausse", Le Monde, 15 janvier 2025, Adrien Pécout

[6] "L’EPR de Flamanville enfin connecté", Le Monde, 20 décembre 2024, Adrien Pécout

[7] "Trois EPR actifs dans le monde et les commandes qui se font attendre", Le Monde, 10 mai 2024, Perrine Mouterde 

[8] "Brouillard anglais sur le nucléaire", Le Monde, 21 janvier 2025, Jean-Michel Bezat


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