TRANSITION. Dans un entretien à XPair, Gérald Cavalier, président de l'Association française du froid (AFF), rappelle que le froid est présent à tous les niveaux de l'économie et de la société. Pour autant, il est étonnamment absent des grands débats sur l'adaptation au changement climatique. Le responsable revient sur les spécificités de la filière et la réglementation dont elle fait l'objet.
XPair : Pouvez-vous commencer par rappeler ce qu’est l’AFF ?
Gérald Cavalier : L'AFF, c'est l'Association française du froid, c'est la plus ancienne association en matière de réfrigération au monde, créée en 1908 en même temps que l'Institut international du froid, avec la vocation de développer les technologies et les industries du froid, et de les diffuser au service de la société et dans toutes ses applications.
Le froid aujourd'hui est indispensable dans notre société, vous ne faites rien sans froid : pour se téléphoner là, il faut un data center qui est aujourd'hui un gros consommateur de froid ; on mange des aliments qui à 70% ont besoin de réfrigération ; on est soigné avec des produits qui, pour beaucoup, ont besoin de la chaîne du froid ; les voitures, les transports en commun sont climatisés ; les pompes à chaleur et les chaudières fonctionnent avec des cycles frigorifiques… Le froid est donc partout dans notre société. Il est indispensable et il doit être durable.
L’AFF a été créée par un certain nombre de capitaines de l'industrie, de ministres, de scientifiques, d'ingénieurs, qui promeuvent les implications du froid dans l'intérêt de la santé, de l'alimentation et du bien-être des populations. Elle réunit tous les acteurs du froid en France, que ce soit les associations, syndicats et fédérations professionnelles, que ce soit pour l'industrie alimentaire, les transports, le stockage, la distribution, la santé, la climatisation, l'installation, la fabrication… Les principaux industriels du froid, les organismes de recherche et de formation, publics ou privés, des PME comme des grands groupes internationaux, des experts sont aussi membres de l'AFF. Elle accueille aussi toutes les administrations françaises qui travaillent sur les sujets du froid.
Le froid, dans le monde, c'est aussi plus de 20% de la consommation d'électricité. C'est à peu près autant d'emplois que l'automobile, et un peu moins de 10% de la contribution à l’effet de serre. Donc, c'est un secteur qui compte, et pourtant, dont on n’entend que très peu parler. Alors qu’on a besoin de froid tous les jours.
La plus grosse part de la croissance se retrouve dans les datacenters, dont la consommation de froid est énorme
Sur le volet du froid dans le bâtiment, est-ce que l’année 2024 a été bonne pour vos adhérents ? Et comment se projettent-ils en 2025 vu le contexte actuel ?
G. C. : Comme je le disais, le froid est un secteur présent partout et qui est en croissance. Les professionnels du froid qui sont impliqués dans le bâtiment sont néanmoins logés à la même enseigne que tous les autres acteurs de la construction. Sur le long terme, le froid a aussi connu un fort développement dans le bâtiment. Mais les perspectives, qui étaient assez favorables, ont été éconduites par la tendance de ces derniers mois. Les pompes à chaleur ont par exemple connu un coup d'arrêt.
On parle généralement plus de chaleur que de froid, bien que le froid semble de plus en plus se faire une place. Où en est son développement dans le secteur du bâtiment ? Est-ce que les réseaux, les infrastructures sont là ?
G. C. : Dans le résidentiel, le développement de la climatisation se poursuit. Il est moins important en France que dans d'autres pays, en particulier dans les pays chauds, où la croissance du taux d'équipement en climatisation est particulièrement importante. Par contre, si l’on considère l'ensemble du parc, on se retrouve avec des développements plus ou moins poussés en fonction du type de bâtiments.
Aujourd’hui, la plus grosse part de la croissance se retrouve dans les datacenters, dont la consommation de froid est énorme. Il y a deux ans, la consommation et le poids carbone des datacenters sont passés devant ceux du transport aérien. Personne n'en a parlé ! On vous reproche de prendre l'avion, mais personne ne vous reproche de regarder une vidéo en streaming sur votre téléphone…
Quel peut être le rôle du froid dans la transition énergétique et l’adaptation au changement climatique du bâtiment ? De plus en plus de logements se transforment en bouilloires durant l'été à cause de la multiplication des canicules ; en quoi le froid pourrait-il aider à lutter contre ce phénomène ?
G. C. : Le froid est un gros consommateur d'énergie et aussi un gros émetteur de gaz à effet de serre, à travers les fluides frigorigènes. Ce sont aujourd’hui les deux points noirs du froid. Globalement, le froid contribue à un peu moins de 8% à l'effet de serre mondial. C’est imputable pour un tiers aux effets directs des fluides frigorigènes, et pour deux tiers à la consommation d’énergie. Mais le froid a fait d'énormes progrès ces dernières années, en particulier sur les fluides et la performance. Néanmoins, on est loin d'être arrivé au bout.
Dans le bâtiment, on a un concept qui est maintenant passé, je pense, dans les esprits au niveau européen : c’est celui du bâtiment à énergie positive. Le meilleur kilowattheure est celui qu'on ne consomme pas. Beaucoup de professionnels voient ce que ce concept signifie et à quoi il ressemble, et c’est une bonne chose d'avoir réussi à imposer cette idée. La mettre à l'œuvre, c'est une autre paire de manche. En tout cas, c'est déjà un premier pas, et pour moi l'idée est de transposer le même concept avec le froid : faire du froid à énergie positive, et ainsi faire en sorte que le froid apporte plus qu'il ne coûte.
Le confort thermique peut parfois être atteint uniquement avec de l'isolation ou de la protection contre le rayonnement.
Pour que ce soit particulièrement vrai dans le bâtiment, le premier levier à actionner, la première étape à franchir, c'est l'isolation. Quand on parle aujourd’hui de passoire ou de bouilloire thermique, c'est à cause de l'absence d'isolation ou d’une mauvaise isolation. Ensuite, il faut utiliser les bonnes machines, qui ont un potentiel de gain énergétique si l’on change leurs fluides frigorifiques. D’une part, il y a donc un nombre important de bâtiments qui vont nécessiter des travaux de rénovation ; et d’autre part, il y a ceux qu'on devra équiper parce qu'ils sont impactés par les nouvelles conditions météorologiques induites par le changement climatique. Une fois qu'on a isolé, est-ce qu'il y a encore besoin de mettre de la climatisation ?
Quand on parle de rafraîchissement, on pense très souvent à la climatisation. C'est certes une solution, mais avant celle-là, il y en a d'autres, comme le rafraîchissement adiabatique, la réfrigération naturelle, etc. Il y a donc un certain nombre de solutions qui mériteraient d'être mises en œuvre pour faire face à ce qui est en train d’arriver dans le bâtiment mais qui ne sont pas suffisamment explorées aujourd’hui, car la solution technologique recourant à une machine a été privilégiée pendant longtemps. La solution de climatisation va de plus forcément prendre plus de place du fait de la construction du climatiseur, donc c'est une conception qui n’est pas forcément optimale. Le confort thermique peut parfois être atteint uniquement avec de l'isolation ou de la protection contre le rayonnement.
Est-ce à dire que les professionnels que vous représentez sont plutôt favorables à l’abondement des dispositifs d'aide type Ma prime rénov', afin d’aller toujours plus vers la réhabilitation du parc ?
G. C. : Dans ses actions, l’AFF aborde les solutions d'amélioration, les dispositifs d'accompagnement et d'aide, etc. Mais nous allons plutôt travailler sur l'évaluation des solutions techniques dans l’optique de les rendre plus efficientes. Nous avons piloté un gros programme d'économies d'énergie via les certificats d'économie d'énergie. Certains financent des coups de pouce pour l'isolation des fenêtres ou l’installation de pompes à chaleur, d’autres concernent des opérations spécifiques pour l'industrie ou encore des programmes d'incitation à l'achat d’équipements moins énergivores ou de sensibilisation à des bonnes pratiques.
Nous avons par exemple porté un programme sur les bonnes pratiques d'utilisation de la climatisation dans les départements d'outre-mer, car ce sont les territoires français où l’on compte le plus de climatiseurs en France, et c'est aussi là où l’on rencontre le plus de difficultés avec l'approvisionnement et le prix de l’électricité, avec des populations qui sont globalement plus défavorisées. Cela a permis de réduire l'impact carbone de la climatisation mais aussi son coût pour les ménages. C’est dans ce genre de cadres qu’on se rend compte qu'avec le même équipement, on peut faire des économies substantielles.
La première démarche de progrès à mettre en œuvre dans tous les bâtiments serait de ne pas climatiser en-dessous de 26°C
Un exemple : après l'accident de Fukushima, le Japon a dû réduire drastiquement sa consommation d'électricité pour pouvoir répondre à ses besoins, étant donné qu'il n'est pas connecté à d'autres réseaux du fait de sa géographie. Le gouvernement japonais a alors pris le risque de déconsommation. Dans les années 1950, on préconisait de limiter la climatisation à 26°C ; dans les années 2010-2015, c’était 23°C ; aujourd’hui, la pratique de l'utilisateur est plutôt à 19-20°C. Or, quand on sait qu'un degré supplémentaire c'est 5 à 10% de consommation d'électricité en plus, on réalise la marge qui s’offre à nous.
La première démarche de progrès à mettre en œuvre dans tous les bâtiments serait de ne pas climatiser en-dessous de 26°C. Cela permettrait à la fois de réduire le temps de fonctionnement des machines de matière drastique, et donc de réaliser une énorme économie d'énergie, mais aussi de moins consommer, et donc de produire moins d'énergie. C’est une bonne pratique assez simple à mettre en pratique pour rendre le bâtiment moins énergivore et moins émissif.
La consommation de froid étant intimement liée à sa consommation d'énergie, est-ce qu’il faut selon vous électrifier massivement pour ainsi sécuriser la production ?
G. C. : La première des choses à faire, c'est de bien utiliser le froid, de réduire les besoins du froid et d'utiliser le froid uniquement là où l'on en a besoin. Pour cela, il faut faire connaître les bonnes pratiques, que ce soit au niveau de la conception, de la construction ou de l'exploitation-maintenance : faire preuve de sobriété, choisir la machine la plus efficiente… Dans les zones urbaines, il s'est développé de nombreux réseaux de chauffage urbain, ou plus largement de réseaux de chaleur. Il existe quelques réseaux de froid, mais beaucoup moins. Or dans beaucoup d’endroits, on a besoin des deux en même temps toute l'année. Aujourd'hui, quand on construit ou rénove un quartier, il est indispensable de se poser la question de ces réseaux de froid et de chaud.
Où en est-on de l’application de la directive F-gas ?
G. C. : Comme je le disais plus tôt, les fluides frigorigènes ont un fort impact sur l'effet de serre. La réglementation européenne, qui s’inscrit dans le cadre du protocole de Kyoto, vise à interdire progressivement les HFC (hydrofluorocarbures) ayant un PRG (potentiel de réchauffement global) supérieur à 150 en mettant en place une politique de quotas, de sorte que le volume de fluides mis sur le marché chaque année soit progressivement réduit, le but étant d’avoir totalement abandonné les HFC en 2050.
On revient à la source en réutilisant des produits naturels qu'on a déjà employés aux débuts de la réfrigération, il y a près de deux siècles
On se dirige donc vers un verdissement des fluides frigorigènes ; en réalité vers un retour à la source, puisque les fluides qu'on va utiliser à la place sont essentiellement des produits naturels qu'on a déjà employés aux débuts de la réfrigération, il y a près de deux siècles : l'ammoniac, le dioxyde de carbone, les hydrocarbures comme le propane… Des fluides qu’on retrouve dans des appareils domestiques comme les réfrigérateurs ou congélateurs, qu’on ne lie pas habituellement au bâtiment mais qui représentent le plus grand parc de machines dans le monde aujourd'hui, avec 2 milliards d’appareils. On dénombre 1,6 milliard de climatiseurs et 220-230 millions de pompes à chaleur. Et on estime qu’il se vend 1 million de machines frigorifiques au sens large par jour, soit 365 millions par an.
La production, la distribution et la consommation de froid ne sont donc pas incompatibles avec l’adaptation au changement climatique…
G. C. : Il faut faire en sorte que le froid soit utilisé à bon escient dans le bâtiment parce qu'il apporte des solutions. Mais quand on parle de froid, c'est évidemment la climatisation mais aussi la pompe à chaleur et le chauffe-eau thermodynamique. Nous ne devons pas prendre en compte uniquement la partie production de froid, mais également la partie isolation thermique et privilégier le rafraîchissement naturel et le conditionnement d'air naturel, type puits canadien. Avant d’aller chercher une solution plus énergivore, il faut faire preuve de bonne intelligence et ne pas négliger les autres solutions existantes.