L'IA dans le bâtiment : faut-il "suivre sans être convaincu" ?

Par   Bernard SESOLIS

Lettres d'experts
Publié le 29 septembre 2025
© iStock/PhonlamaiPhoto
Illustration d'une intelligence artificielle utilisée dans le secteur du bâtiment.
L'HUMEUR DE BERNARD SESOLIS. Le fondateur du BE Tribu Énergie s'interroge sur l'état d'"esprit" de l'intelligence artificielle, de ses développeurs et de ses utilisateurs, notamment dans le monde du travail. Confronté à des enjeux énergétiques et climatiques, le secteur du bâtiment est lui aussi exposé, mais à quel degré ?

D’emblée, nous serions tentés de répondre "non" ! Et il est difficile de résister d’en parler. La preuve ici. Oubliées les turpitudes politiques qui ne durent qu’un temps, oubliées les guerres asymétriques et les guerres larvées, oubliés pour un temps les phénomènes climatiques extrêmes et les épisodes caniculaires, oubliés les massacres contre la biodiversité sur les terres et dans les océans, et, concernant nos métiers, oublié le marasme du marché de la construction et de la rénovation.

Reste l’IA, bien installée dorénavant pour la nuit des temps dans nos cerveaux et notre quotidien. Une quinzaine d’entreprises, majoritairement américaines et chinoises, se concurrencent pour créer et maintenir un empire financier et commercial dont nous sommes devenus la matière première. Leur soif de pouvoir et leur désir de domination sont déjà devenus pour nous des ordres. En 2025, ChatGPT est scruté 70 millions de fois chaque jour. Son concurrent chinois Deepseek, 22 millions de fois [1].

Ces ordres veulent se transformer en nos désirs. C’est là le point de résistance auquel il nous faut porter attention si nous ne voulons pas devenir complètement dépendants d’une centaine de décideurs, principalement nord-américains et chinois, dont les objectifs sont très éloignés du bien commun et du progrès partagé.

État d’esprit des développeurs de l’IA

Une interview de Karen Hao [2], journaliste américaine spécialiste de l’IA [3], résume bien le contexte général dans lequel se développent l’intelligence artificielle. Sam Altman, patron d’Open AI (ChatGPT), vise une IA générale qui viendra "augmenter" l’Humanité en élargissant l’automatisation du travail humain, physique, intellectuel, voire imaginatif et affectif. À ce propos, des "compagnons" numériques sont développés pour nouer des relations émotionnelles avec les humains, en particulier et sans précaution, avec les enfants [4].

Karen Hao rappelle que les géants de l’IA capturent des données et des ressources ne leur appartenant pas et entraînent leurs algorithmes grâce au travail de raffinages et de tris exécutés par des travailleurs du "clic" surexploités du Sud global (Kenya, Venezuela,…). Outre le coût social, les impacts environnementaux et énergétiques ne sont même pas niés par les protagonistes. Sam Altman reconnaît qu’à terme, une part significative de l’énergie produite sera dédiée à l’IA.

Mais selon lui, il faut tout faire pour vaincre les "mauvais" empires (Chine...) et promouvoir les "bons" (Open AI et consorts américains) afin qu’ils puissent civiliser le monde ! En clair, quand tous les habitants de la planète seront devenus de passifs consommateurs de services utiles – le pain  et surtout futiles – le cirque –, nous serons enfin "civilisés".

État d’"esprit" de l’IA

En soi, l’IA n’a aucun "esprit" car elle n’a pas de "moi". On peut néanmoins le fabriquer et donner l’illusion qu’elle est capable de relations sociales. Interrogé sur ce qui différencie l’homme de la machine dans une conversation avec ChatGPT [5], le psychanalyste Yann Diener évoque la nuance entre parler et communiquer. S’en tenir à communiquer implique une simplification du langage et modifie les relations à l’autre. ChatGPT est incapable d’utiliser ou de comprendre une métaphore.

Il ne faut pas prendre trop de distance avec l’objet de la conversation, en rester aux synonymes, aux rapprochements sémantiques, éviter toute ambiguïté ou double sens. Selon la formulation d’une question ou d’une réponse, il est aisé de "piéger" l’IA et de lui faire dire n’importe quoi, d’aboutir à des réactions hors sujets, voire qu’elle utilise des informations fantaisistes pour répondre coûte que coûte.

À ce stade, les développeurs ont réussi à inculquer des possibilités de faire mentir, de créer des lapsus. Vouloir intégrer un inconscient à l’ordinateur reste pour l’instant dans le domaine du jeu. L’IA aura des réactions plus "humaines" mais pas assez folles ou subjectives pour s’humaniser. Néanmoins et d’ores et déjà, les machines créent des personnages fictifs qui s’adaptent aux personnes avec qui elles conversent.

"À (court ?) terme, on pourra la retrouver dans des interfaces "intelligentes" avec les usagers (automatismes, contrôles-commandes pour la gestion de l’énergie et du confort, pour la qualité de l’air intérieur...). L’IA semble pouvoir générer un bilan positif sur l’énergie et la qualité des ambiances intérieures mais cela reste encore à démontrer."

L’IA profile dans les détails l’interlocuteur demandeur de relations, répond à toutes attentes explicites avec une infinie patience et une compassion mesurée. La machine semble vous connaître mieux que vous et apporte les réponses les plus attendues émotionnellement [6]. Ces "perfections" font à la manière de, avec tous les dangers de tromperies, notamment sur les réseaux sociaux [7].

Remettre sa vie à l’IA peut venir en aide à des personnes isolées, en mal-être. Mais des dérives profondes sont à craindre car ces "compagnons à domicile" n’ont rien en commun dans leurs effets avec des aides ménagères tels qu’un robot-mixer, un air-fryer ou une enceinte acoustique connectée ! Ils agissent sur le psychisme sans garde-fous.

Quels impacts énergétiques et climatiques ?

Une requête de ChatGPT équivaudrait à 2,9 wattheures, soit 1 à 10 fois plus qu’une simple requête sur Google. Les estimations restent cependant très floues car très complexes, parce que les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) sont avares en informations. Les patrons de l’IA avancent que les économies d’énergie engendrées par l’usage de l’IA viendront compenser l’énergie nécessaire à son fonctionnement [8]. Des estimations prospectives réalisées par Vries ou par The Shift Project aboutissent au résultat suivant : d’ici à quelques années, les data centers représenteront environ 2 % des émissions de gaz à effet de serre, dont 1 % spécifiquement à l’IA.

Selon Sasha Luccioni, experte canadienne, les impacts devraient être deux fois supérieurs à ces chiffres en intégrant toute la chaîne de réalisation. On pouvait cependant s’attendre à des bilans bien plus catastrophiques, surtout au regard des potentiels de l’IA dans tous les domaines.

En outre, certains envisagent d’exploiter la chaleur générée par les data centers en la transformant en électricité [9]. Mais dans le secteur du bâtiment, l’IA est encore relativement peu développée. On la retrouve dans quelques outils de conception et de gestion mais à un stade balbutiant.

À (court ?) terme, on pourra la retrouver dans des interfaces "intelligentes" avec les usagers (automatismes, contrôles-commandes pour la gestion de l’énergie et du confort, pour la qualité de l’air intérieur...). Dans nos domaines, l’IA semble pouvoir générer un bilan positif sur l’énergie et la qualité des ambiances intérieures mais cela reste encore à démontrer. D’un point de vue environnemental, il faudra être en mesure de réaliser des analyses de cycle de vie sérieuses pour juger de sa pertinence, mais les sources sont encore bien maigres.

Bref, il faut suivre sans être convaincu. Une position très inconfortable !

Et l'état d’esprit du monde du travail ?

Garder son emploi ou s’obliger à s’adapter sont des préoccupations qui touchent un nombre croissant de personnes. L’IA rend obsolètes des postes ou des manières de faire à une vitesse vertigineuse. Car l’IA, c’est d’abord et avant tout l’opportunité de réduire la masse salariale.

Toutes les justifications s’appuyant sur la rentabilité, la performance, la survie de l’entreprise sont générées dans un contexte économique et surtout financier qui s’éloignent de l’état d’esprit entrepreneurial. L’entreprise, lieu sociétal par excellence, est devenue un sujet négligeable face aux considérations purement vénales. Seuls comptent les bénéfices et les dividendes qu’elle peut générer.

"Tous les métiers et toute la hiérarchie sont touchés à divers degrés, en particulier dans le recrutement, le juridique, l’enseignement, la recherche... Le bâtiment est, pour l’instant, relativement en-dehors."

Aider un individu à être plus productif grâce à l’IA est presque une idée dépassée. La tendance est la mise au point de « systèmes agentiques », capables de réaliser des tâches de plus en plus complexes de manière autonome avec peu ou pas de surveillance humaine [10]. Ces nouveaux « collègues » remplacent déjà le vendeur, le contrôleur de gestion, voire le directeur financier.

Tous les métiers et toute la hiérarchie sont touchés à divers degrés, en particulier dans le recrutement, la traduction, le juridique, la médecine, l’enseignement, la recherche... Le bâtiment est, pour l’instant, relativement en-dehors. L’IA générative devient la tarte à la crème des décideurs et des employeurs. Elle a tendance à simplifier, standardiser, parcelliser des métiers nécessitant des professionnels très qualifiés qui sont progressivement privés des gestes créateurs et réduits au rôle d’appendice [11].

En somme, l’IA déqualifie, précarise (exemple : un traducteur ne traduit plus, il ne fait que de la post-édition, travail plus pénible et moins payé), contribue à renforcer le contrôle des travailleurs, permet des licenciements. Cette dégradation s’accompagne d’une augmentation de la productivité, critère central de décision des dirigeants et actionnaires.

Cependant, considérée comme un outil et non un remplaçant, l’IA peut déjà et pourra dans un futur proche être synonyme de progrès pour tous... à condition de renverser le rapport de force pour une autre IA. Ce qui est technologiquement possible n’est socialement pas forcément souhaitable. Les empires de l’IA prospèrent sur le mythe de leur inévitabilité. Pourtant, des luttes citoyennes réussissent à inverser le rapport de force, par exemple, contre Google ou Microsoft en Uruguay et au Chili [2]. Ces informations incitent à revenir plus précisément sur le sujet.

(1) "Le dessous des cartes", émission de Arte, le 22 septembre 2025

(2) "Open AI utilise plus de ressources qu’il n’a été nécessaire pour aller sur la lune", Libération, 23 juin 2025, Nastasia Hadjadji

(3) "Empire of AI : Dreams and Nightmares in Sam Altman’Open AI", Éditions Penguin Randon, 2025 (non traduit)

(4) "Un chatbot déguisé en doudou", Le Monde, 26 septembre 2025, Corine Lesles

(5) "L’IA peut nous faire croire qu’elle arrive à faire des métaphores, mais ce n’est pas vrai", Libération, 21 et 22 juin 2025, interview mené par Cécile Daumas

(6) "L’usage intime des assistants d’IA pose des problèmes éthiques", Le Monde, 24 septembre 2025, Alexandre Piquard

(7) "Les IA personnalisées débarquent et déraillent sur les réseaux sociaux", Le Monde, 3 et 4 août 2025, Florian  Reynaud, Morgane Tual

(8) "Mesurer la gloutonnerie numérique", Le Monde Diplomatique, juillet 2025, Sébastien Broca

(9) "Transformer la chaleur des data centers en électricité", Le Monde des Sciences, 17 septembre 2025, Laure Belot

(10) "Des agents IA, vos futurs collègues", Le Monde, 19 juin 2025, Marjorie Cessac

(11) "L’IA et l’organisation du travail", Le Monde, 18 septembre 2025, François Desnoyers, compte-rendu de l’ouvrage "Un taylorisme augmenté ; critique de l’IA", Juan Sebastian Carbonnel, Éditions Amsterdam, 2025


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