Fragile mais impérieuse, il faut aider l’écologie à devenir plus digeste

Par   Bernard SESOLIS

Lettres d'experts
Mis à jour le 30 juin 2025
Publié le 30 juin 2025
Crédit photo iStock/DaylightLoren
Épisode de canicule à Paris en juillet 2022.
L'HUMEUR DE BERNARD SESOLIS. Dans son billet qui coïncide avec les premières vagues de chaleur de l'été 2025, le fondateur du BE Tribu Énergie exhorte les décideurs publics et privés à se saisir urgemment des enjeux écologiques. À commencer par la sortie des énergies fossiles, surtout dans un monde de plus en plus instable.

L’Histoire n’est pas linéaire. Elle aurait plutôt l’allure d’un cercle, de plus en plus vicieux. Les facultés d’oubli ou de déni sont incommensurables. La quantité et la nature des informations disponibles fournies par un nombre considérable de sources sont telles que l’individu perd progressivement son libre arbitre et sa raison, et peut facilement se sentir conforté dans ses a priori, ses croyances et ses pulsions.

On le constate aussi bien sur des échelles de temps importantes qu’au quotidien. La transition écologique, plutôt bien servie par les médias ces derniers mois, est maintenant placée sous le tapis avec d’autres sujets montrant à qui veut le voir que nous ne sommes, ni sortis de la barbarie, ni sortis du court-termisme et de la démagogie.

Les arbres "Ukraine-Gaza-Iran" cachent la forêt "Ethiopie-Soudan-Birmanie-Chine-Haïti-Sahel..." ; le prix du pétrole nous fait accepter le changement climatique ; le soi-disant soutien à l’emploi et les dividendes imposent leurs priorités face à la biodiversité, la santé, la transition énergétique - fausse sortie des pesticides, reprise de la construction de l’A69, atermoiements sur la politique énergétique...

Ces reculs, ces lâchetés politiques, ces inerties coupables, ces renoncements, tout est finalement dilué. Les logiques décisionnaires sur toute la planète n’ont pas évolué depuis 50 ans. Les énergies fossiles sont présentées comme étant toujours et durablement incontournables pour le bonheur de tous. Le pétrole, le gaz, le charbon, structurent toujours et, paraît-il, pour longtemps, la catastrophique géopolitique qui nous mène tous dans un monde où, seuls, les riches auront les moyens de s’adapter au changement climatique.

Chaud devant, chaud derrière !

Dernièrement, durant la canicule de fin juin, j’ai passé deux nuits près d’une maternité dans Paris. Par les fenêtres ouvertes amenant un peu de fraîcheur nocturne, je fus souvent réveillé par les premiers cris des bébés naissants. Et je songeais qu’en 2100, ils auront à peu près l’âge que j’ai aujourd’hui !

Écoutant la radio chez moi, je tombais sur le "billet politique" de Jean Leymarie (France Culture, 24 juin 2025, 8h15) intitulé "Les députés ont-ils la clim ?". Mon humeur est tellement en accord avec la sienne que j’ai décidé de partager une partie de son écriture percutante :

"35 degrés. Il a suffi de 35 degrés. Le courant s’est coupé. Plus d’électricité. Une panne, au cœur de Paris. Pas à l'Assemblée nationale, mais pas très loin, sur l’île de la Cité. Le vieux palais de Justice est touché. Tout est perturbé : des audiences délocalisées, des décisions reportées. Depuis hier, la Cour d’appel, la Cour de cassation tournent au ralenti. La préfecture de Police subit cette panne, elle aussi.

Quel symbole ! Une petite vague de chaleur, des sols brûlants, des réseaux fragilisés, et tout s’arrête. Nous sommes ultra-vulnérables, alors que l'été commence à peine. Météo France a fait les calculs, et une comparaison : entre 1947 et l’an 2000, en France, nous avons connu 17 vagues de chaleur. Depuis l’an 2000, nous en avons connu 34. Ces vagues sont deux fois plus fréquentes." [1]

À contre-sens

Qu’est-ce qui fait qu’autant de députés soient autant à côté de la plaque en ce moment ? Sont-ils idiots ? Certes non ! Sont-ils corrompus par des groupes de pressions ou des lobbies ? Probablement en grande majorité, non ! Alors docteur, qu’est-ce qui leur arrive ? Le seul début de réponse qui me vient à l’esprit se résume au formatage de leur culture politique, noyée essentiellement dans la sphère économique et financière.

Des mots-clés comme le "progrès", la "croissance", la "dette", le "réalisme", la "mondialisation" siègent dans ce formatage dans lequel on retrouve également des items liés à une (ré)élection, à un gain politique immédiat. Les mécanismes de décisions n’ont pas changé depuis l’après-guerre et les Trente Glorieuses. Ils caricaturent leur propre conservatisme.

Et les grands acteurs de la finance et de l’énergie se manifestent également dans ces mêmes schémas. Pourtant, toute transition écologique ne peut pas se faire sans eux. Ils sont trop puissants, trop prégnants. Mais l’espoir de les voir se transmuter en réduisant progressivement et inéluctablement l’usage des énergies fossiles s’éloigne comme la catastrophe climatique se rapproche.

La coalition de huit ONG, dont Reclaim Finance, précise dans un rapport publié le 17 juin 2025 que les 65 plus grosses banques mondiales ont accordé en 2024, 750 milliards d'euros aux entreprises productrices d’énergies fossiles, dont la moitié consacrée à l’expansion de ces énergies hautement carbonées ! Soit +23% par rapport à 2023.

"Les mécanismes de décisions n’ont pas changé depuis l’après-guerre et les Trente Glorieuses. Ils caricaturent leur propre conservatisme. Et les grands acteurs de la finance et de l’énergie se manifestent également dans ces mêmes schémas. Pourtant, toute transition écologique ne peut pas se faire sans eux. Ils sont trop puissants, trop prégnants."

Les banques américaines et japonaises sont les championnes de ce marasme, mais les banques françaises y contribuent quand même, cocorico, à hauteur de 42,6 milliards d'euros [2]. Une belle marche arrière alors que certains experts du climat avancent que l’objectif de limiter le réchauffement à +1,5°C en 2100 est désormais inatteignable [3]. Et ce, seulement dix ans après l'Accord de Paris.

À quand le début de la sortie des énergies fossiles ?

L’Agence internationale de l’énergie (AIE) prédisait un pic des énergies fossiles avant 2030. Les producteurs pétro-gaziers qualifient cette prédiction de pur fantasme [4]. L’AIE et l’Opep (Organisation des pays exportateurs de pétrole) divergent totalement de point de vue.

Au niveau planétaire, 2024 a atteint des niveaux records. Total Énergies affirme que le pic pétrolier aura lieu entre 2030 et 2040, BP table sur 2050. La principale cause serait l’électrification des transports. Le pic gazier est encore plus difficile à prévoir. Le développement des ENR va bon train mais ce n’est pas un TGV : entre 2024 et 2030, 5.500 GW, principalement en Chine, devraient être déployés ; cela ne représente que quatre EPR.

Au niveau de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), le charbon décline depuis 1990 et le pétrole a culminé... en 2007 ! En Europe, la consommation de gaz a diminué ces dernières années, compensant la demande croissante des pays émergeants.

Avec les pics annoncés par l’AIE, la part des énergies fossiles sur la planète devrait passer de 80% à 73% d’ici à 2030, et les émissions de GES devraient culminer en 2025. Les pétroliers contestent ce tournant majeur pourtant tardif et mou : pour respecter l'Accord de Paris, il faudrait les réduire de 25% dès 2030.

Le coût actuel du baril de brut est passé sous les 70 $ après avoir fait du yoyo : moins de 35 $ entre 2014 et 2016, sous les 20 $ en période de confinement, 147 $ en 2008 (tensions Israël – Iran), 122 $ après l’invasion russe en Ukraine [5].

Ce bas niveau actuel s’explique par l’atonie de l’économie mondiale, la sidération engendrée par les décisions de Trump et la guerre des prix lancée au sein de l’Opep. Les spécialistes considèrent que ce niveau va perdurer avec des effets contradictoires.

"Un baril durablement à bas coût incitera à consommer et donc à produire plus de pétrole : mauvaise nouvelle pour la décarbonation, pour la lutte contre le changement climatique, pour l’environnement."

Les USA, toujours n°1 du pétrole, pourraient revoir à la baisse leur coûteuse production de pétrole issu du gaz de schiste, la Russie subirait une réduction de sa manne permettant de financer sa guerre contre l’Ukraine. Hors alimentaire et logement, une baisse des coûts à la consommation est attendue. Mais un baril durablement à bas coût incitera à consommer et donc à produire plus de pétrole : mauvaise nouvelle pour la décarbonation, pour la lutte contre le changement climatique, pour l’environnement.

À quand une Europe exemplaire, c’est-à-dire unie et cohérente ?

Il aura fallu trois ans pour que l’Europe se dote d’un plan pour se passer complètement de l’énergie russe [6]. Présenté le 6 mai dernier, ce plan devra être traduit en propositions législatives contraignantes, validées par les États et le Parlement. Mais les Vingt-Sept ont déjà largement œuvré dans ce sens : fin des importations de charbon russe dès août 2022, renoncement à 90% de leurs importations de pétrole en décembre 2022 - sauf les États pro-russes : Hongrie, Slovaquie, Tchéquie.

Malgré les stratégies de contournement russes au moyen de cargos fantômes, les importations européennes de pétrole russe sont passées de 20% avant la guerre en Ukraine à 3% après. Cependant, dix États continuent à acheter du gaz naturel liquéfié (GNL) russe. D’abord et principalement les États pro-russes, mais également la Grèce, l’Espagne, la Belgique et... la France ! Ainsi, la Russie reste le 2e fournisseur de gaz à l’Union européenne (encore 19% en 2024, contre tout de même 45% avant la guerre).

Le commissaire européen à l’Énergie, Dan Jorgensen, a estimé que ces achats représentent 2.400 avions de chasse F-35. Et il dit regretter que "nous ayons importé des énergies fossiles russes pour un montant supérieur à l’aide que nous avons apporté à l’Ukraine". Dire que c’est "regrettable" est évidemment un euphémisme diplomatique... Décider à 27 reste donc une gageure.

À quand le début d’une réelle conscience écologique au sein des sphères de pouvoir ?

Les pétroliers avaient promis un "verdissement". Certains s’autoproclament encore champions des ENR, comme Total Énergies - surtout champion de la méthode Coué... a priori efficace (voir plus loin). D’autres ont vraiment essayé, comme le danois Dong Energy, qui a recentré toutes ses activités sur les ENR dès 2017 avec la création d’Oersted en 2019 [6].

Et ce, contre la logique simpliste, banale, court-termiste mais tellement efficace des "hedge funds", fonds de pension et autres gestionnaires d’actifs, consistant à maintenir un cours de la bourse et une haute rentabilité financière via les énergies fossiles. Les cinq majors (ExxonMobil, Chevron, Shell, BP et Total Énergies) prévoient d’augmenter leurs productions pour répondre à une demande croissante. Certains avancent que les ENR ne pourraient pas se développer sans les profits des sociétés pétro-gazières.

Jean-Michel Bezat [7] cite le pétrolier norvégien Equinor, qui vient d’acquérir près de 10% du capital d’Oersted, en difficulté faute d’avoir eu raison trop tôt. Le problème est que les pétroliers considèrent qu’il est encore trop tôt pour agir ! Pour l’instant, les technologies bas-carbone sont moins rentables que l’extraction grâce à laquelle les profits auront été historiquement hauts en 2022-2023 [8].

Les pétroliers veulent un maximum tout de suite, avant l’hypothétique déclin annoncé. Cela remonte même jusque dans les sphères culturelles. Au Collège de France, la chaire "Avenir commun durable" dévolue au climat a, parmi ses deux grands mécènes, Total Énergies ! [9]

Le 15 mai, un colloque a été consacré à la géo-ingénierie pour contrer le "désagrément", terme euphémique utilisé par le Collège de France pour désigner les effets du changement climatique. Le programme s’est structuré en trois thèmes : la finance, le marché et la technologie. Rien sur la sobriété, la nécessaire réduction des énergies fossiles, la justice climatique, la réparation, l’adaptation non technologique, les freins à la transition.

"Pour l’instant, les technologies bas-carbone sont moins rentables que l’extraction grâce à laquelle les profits auront été historiquement hauts en 2022-2023."

Malgré la qualité des contributions, et le fait que peut-être, on ne peut pas aborder tous les sujets (surtout ceux qui risqueraient de fâcher), le récit de ce colloque masque mal l’incompatibilité de la transition avec les logiques et actions des sociétés pétro-gazières. Le Collège de France est tout bonnement devenu un support publicitaire de plus pour Total Énergies, malgré son étrange affirmation qu’aucune activité de la chaire "Avenir commun durable" n’est dictée par son mécène.

En espérant une rentrée moins chaotique que les moments présents, bonne période estivale... surtout pas trop chaude.

***

[1] https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-billet-politique/le-billet-politique-du-mardi-24-juin-2025-1841501

[2] "Les financements bancaires aux énergies fossiles repartent à la hausse", Le Monde, 18 juin 2025, Marc Angrand

[3] "L’objectif de limiter le réchauffement à +1,5°C est désormais inatteignable", Le Monde, 20 juin 2025, Audrey Garric

[4] "Énergies fossiles : désaccord sur un déclin rapide de la demande", Le Monde, 15 octobre 2024, Perrine Mouterde

[5] "Les enjeux d’un pétrole moins cher", Le Monde, 18 et 19 mai 2025, Adrien Pécout

[6] "Europe : le plan de sevrage au gaz russe s’annonce difficile », Le Monde, 9 mai 2025, Virginie Malingre

[7] "Pétrole : coup de frein à la transition", Le Monde, 24 décembre 2024, Jean-Michel Bezat

[8] "Chez les pétroliers, retour à l’actionnaire roi", Le Monde, 13 mai 2025, Jean-Michel Bezat

[9] "Total Énergies entre au Collège de France", Le Monde, 4 et 5 mai 2025, Stéphane Fouc


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