Fragile mais impérieuse, il faut aider l’écologie à devenir plus digeste

L’Histoire n’est pas linéaire. Elle aurait plutôt l’allure d’un cercle, de plus en plus vicieux. Les facultés d’oubli ou de déni sont incommensurables. La quantité et la nature des informations disponibles fournies par un nombre considérable de sources sont telles que l’individu perd progressivement son libre arbitre et sa raison, et peut facilement se sentir conforté dans ses a priori, ses croyances et ses pulsions.
Les arbres "Ukraine-Gaza-Iran" cachent la forêt "Ethiopie-Soudan-Birmanie-Chine-Haïti-Sahel..." ; le prix du pétrole nous fait accepter le changement climatique ; le soi-disant soutien à l’emploi et les dividendes imposent leurs priorités face à la biodiversité, la santé, la transition énergétique - fausse sortie des pesticides, reprise de la construction de l’A69, atermoiements sur la politique énergétique...
Chaud devant, chaud derrière !
Écoutant la radio chez moi, je tombais sur le "billet politique" de Jean Leymarie (France Culture, 24 juin 2025, 8h15) intitulé "Les députés ont-ils la clim ?". Mon humeur est tellement en accord avec la sienne que j’ai décidé de partager une partie de son écriture percutante :
À contre-sens
Qu’est-ce qui fait qu’autant de députés soient autant à côté de la plaque en ce moment ? Sont-ils idiots ? Certes non ! Sont-ils corrompus par des groupes de pressions ou des lobbies ? Probablement en grande majorité, non ! Alors docteur, qu’est-ce qui leur arrive ? Le seul début de réponse qui me vient à l’esprit se résume au formatage de leur culture politique, noyée essentiellement dans la sphère économique et financière.
Et les grands acteurs de la finance et de l’énergie se manifestent également dans ces mêmes schémas. Pourtant, toute transition écologique ne peut pas se faire sans eux. Ils sont trop puissants, trop prégnants.
La coalition de huit ONG, dont Reclaim Finance, précise dans un rapport publié le 17 juin 2025 que les 65 plus grosses banques mondiales ont accordé en 2024, 750 milliards d'euros aux entreprises productrices d’énergies fossiles, dont la moitié consacrée à l’expansion de ces énergies hautement carbonées ! Soit +23% par rapport à 2023.
"Les mécanismes de décisions n’ont pas changé depuis l’après-guerre et les Trente Glorieuses. Ils caricaturent leur propre conservatisme. Et les grands acteurs de la finance et de l’énergie se manifestent également dans ces mêmes schémas. Pourtant, toute transition écologique ne peut pas se faire sans eux. Ils sont trop puissants, trop prégnants."
Les banques américaines et japonaises sont les championnes de ce marasme, mais les banques françaises y contribuent quand même, cocorico, à hauteur de 42,6 milliards d'euros [2]. Une belle marche arrière alors que certains experts du climat avancent que l’objectif de limiter le réchauffement à +1,5°C en 2100 est désormais inatteignable [3]. Et ce, seulement dix ans après l'Accord de Paris.
À quand le début de la sortie des énergies fossiles ?
Au niveau planétaire, 2024 a atteint des niveaux records. Total Énergies affirme que le pic pétrolier aura lieu entre 2030 et 2040, BP table sur 2050. La principale cause serait l’électrification des transports. Le pic gazier est encore plus difficile à prévoir. Le développement des ENR va bon train mais ce n’est pas un TGV : entre 2024 et 2030, 5.500 GW, principalement en Chine, devraient être déployés ; cela ne représente que quatre EPR.
"Un baril durablement à bas coût incitera à consommer et donc à produire plus de pétrole : mauvaise nouvelle pour la décarbonation, pour la lutte contre le changement climatique, pour l’environnement."
Les USA, toujours n°1 du pétrole, pourraient revoir à la baisse leur coûteuse production de pétrole issu du gaz de schiste, la Russie subirait une réduction de sa manne permettant de financer sa guerre contre l’Ukraine. Hors alimentaire et logement, une baisse des coûts à la consommation est attendue. Mais un baril durablement à bas coût incitera à consommer et donc à produire plus de pétrole : mauvaise nouvelle pour la décarbonation, pour la lutte contre le changement climatique, pour l’environnement.
À quand une Europe exemplaire, c’est-à-dire unie et cohérente ?
Il aura fallu trois ans pour que l’Europe se dote d’un plan pour se passer complètement de l’énergie russe [6]. Présenté le 6 mai dernier, ce plan devra être traduit en propositions législatives contraignantes, validées par les États et le Parlement. Mais les Vingt-Sept ont déjà largement œuvré dans ce sens : fin des importations de charbon russe dès août 2022, renoncement à 90% de leurs importations de pétrole en décembre 2022 - sauf les États pro-russes : Hongrie, Slovaquie, Tchéquie.
À quand le début d’une réelle conscience écologique au sein des sphères de pouvoir ?
Et ce, contre la logique simpliste, banale, court-termiste mais tellement efficace des "hedge funds", fonds de pension et autres gestionnaires d’actifs, consistant à maintenir un cours de la bourse et une haute rentabilité financière via les énergies fossiles. Les cinq majors (ExxonMobil, Chevron, Shell, BP et Total Énergies) prévoient d’augmenter leurs productions pour répondre à une demande croissante. Certains avancent que les ENR ne pourraient pas se développer sans les profits des sociétés pétro-gazières.
Jean-Michel Bezat [7] cite le pétrolier norvégien Equinor, qui vient d’acquérir près de 10% du capital d’Oersted, en difficulté faute d’avoir eu raison trop tôt. Le problème est que les pétroliers considèrent qu’il est encore trop tôt pour agir ! Pour l’instant, les technologies bas-carbone sont moins rentables que l’extraction grâce à laquelle les profits auront été historiquement hauts en 2022-2023 [8].
Les pétroliers veulent un maximum tout de suite, avant l’hypothétique déclin annoncé. Cela remonte même jusque dans les sphères culturelles. Au Collège de France, la chaire "Avenir commun durable" dévolue au climat a, parmi ses deux grands mécènes, Total Énergies ! [9]
Le 15 mai, un colloque a été consacré à la géo-ingénierie pour contrer le "désagrément", terme euphémique utilisé par le Collège de France pour désigner les effets du changement climatique. Le programme s’est structuré en trois thèmes : la finance, le marché et la technologie. Rien sur la sobriété, la nécessaire réduction des énergies fossiles, la justice climatique, la réparation, l’adaptation non technologique, les freins à la transition.
"Pour l’instant, les technologies bas-carbone sont moins rentables que l’extraction grâce à laquelle les profits auront été historiquement hauts en 2022-2023."
Malgré la qualité des contributions, et le fait que peut-être, on ne peut pas aborder tous les sujets (surtout ceux qui risqueraient de fâcher), le récit de ce colloque masque mal l’incompatibilité de la transition avec les logiques et actions des sociétés pétro-gazières. Le Collège de France est tout bonnement devenu un support publicitaire de plus pour Total Énergies, malgré son étrange affirmation qu’aucune activité de la chaire "Avenir commun durable" n’est dictée par son mécène.
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[2] "Les financements bancaires aux énergies fossiles repartent à la hausse", Le Monde, 18 juin 2025, Marc Angrand
[5] "Les enjeux d’un pétrole moins cher", Le Monde, 18 et 19 mai 2025, Adrien Pécout
[9] "Total Énergies entre au Collège de France", Le Monde, 4 et 5 mai 2025, Stéphane Fouc